Au dos du livre, pas un mot sur l’auteur (Bertrand Schefer, 46 ans, quatre romans au compteur, celui-ci compris, depuis 2012 : Cérémonie, La Photo au-dessus du lit, Martin), aucun résumé. Seulement cette phrase : « Pour une fois, c’est le roman qui inspire le fait divers. » En quelques mots, tout est dit. Schefer revient en effet ici sur « l’affaire la plus retentissante de la décennie » : celle, dans les années 60, du kidnapping de l’héritier, un garçonnet, de la famille Peugeot. Le procès des deux ravisseurs mettra au jour leur source d’inspiration : l’idée de l’enlèvement de l’enfant est née à la lecture de Rapt, un roman policier américain de la Série Noire de Gallimard, signé Lionel White… « Rien de tout cela ne serait arrivé s’il n’y avait pas eu ce livre. » Ce polar leur a littéralement servi de mode d’emploi, les kidnappeurs le suivant aux mots près (même les termes de la demande de rançon sont copiés-collés de la missive fictive imaginée par l’écrivain américain, comme on le voit pages 121-122 avec la mise en vis-à-vis des deux courriers !). Bertrand Schefer excelle à rendre l’atmosphère si particulière de cette époque (les belles carrosseries – Impala, Thunderbird, Dauphine –, Sagan, Simenon, L’Avventura d’Antonioni, Histoire d’O, l’actrice Anna Karina, le milieu interlope du music-hall entre vrais artistes et faux mondains…), à faire revivre, entre Paris, la Côte-d’Azur et Copenhague, ces personnages réels aux trajectoires incroyables : le duo de ravisseurs d’abord, Roland de Beaufort, séducteur, flambeur, mythomane et Pierre Larcher, un escroc un peu-beaucoup sociopathe, en fait le véritable cerveau de l’opération, mais aussi, ne l’oublions pas, Lise Bodin, une reine de beauté danoise, la compagne de Roland.
D’une manière très minutieuse, documentation fouillée à l’appui, Schefer se livre à une véritable reconstitution des faits, interrogeant la portée de ce fait divers curieusement oublié : « Notre enquête porte sur cet oubli-là, sur des figures destinées à l’oubli, effacées par un temps qui, s’il n’est pas dans la nuit de l’histoire, est dans un clair-obscur, ou mi-ombre mi-lumière, comme ne sachant pas, ne parvenant pas à se déterminer. Ce sera donc aussi l’histoire de la disparition d’un événement. » Son récit est donc à plusieurs facettes ; en même temps qu’il expose de subtiles études de caractère et le scénario abracadabrantesque de cette affaire, il montre comment ce fait divers qui a défrayé la chronique pendant un an, tenant en haleine des Français médusés, fait basculer les mentalités dans une fascination médiatique trouble dont nous ne sommes plus jamais sortis depuis, bien au contraire. La frontière entre fiction et réalité n’a de cesse d’être toujours plus poreuse. L’une et l’autre s’entrelacent, s’emmêlent jusqu’à se confondre et c’est en fin de compte ce que nous raconte ce livre palpitant : le vertige de cette confusion.
Anthony Dufraisse
Série noire, de Bertrand Schefer
P.O.L, 171 pages, 17 €
Domaine français Histoires d’un rapt
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Anthony Dufraisse
Bertrand Schefer signe la reconstitution palpitante d’un kidnapping retentissant. Une façon de réfléchir aux rapports entre fiction et réalité.
Un livre
Histoires d’un rapt
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.