Comptant au nombre des rares auteurs qui donnent encore un sens au mot littérature, Jean-Paul Goux continue de creuser son sillon singulier. Fidèle au ton et au registre d’une phrase dont la forme et la consistance sont une façon d’habiter le temps et de rendre sensible jusqu’à l’impalpable, il nous gratifie aujourd’hui d’un livre né de l’inquiétante traversée des « sourdes contrées » que fabrique à notre insu le temps qui passe.
D’abord troublé, puis comme « frappé de stupeur » par ce que Julie, sa compagne architecte, lui dit en évoquant des souvenirs de chantiers qui n’ont pour lui aucune réalité, Vivien, le narrateur, entreprend le récit, à la première personne, de ce qu’ils sont en train de vivre. Il le fait par besoin de comprendre et de garder trace de ce qui arrive, et pour que Julie puisse lire, au terme de sa « fugue » – de cette crise où la mémoire semble lui faire temporairement défaut – ce que fut cette période où elle n’était plus là.
L’écoutant religieusement, il ne peut que constater qu’il ne sait rien de ce qu’elle lui raconte. Souffrant aussi de la voir rabaisser et dénigrer tout ce qu’elle avait fait – « Je n’ai fait que ravauder et rapetasser. » –, il en vient à s’interroger sur la vacillante frontière entre souvenirs et fiction et sur le phénomène de la mémoire « qui n’est pas un problème de conservation mais une expérience de l’intériorité, de la présence du passé dans le présent, et donc éventuellement de l’absence, si l’on n’oublie que ce que l’on se rappelle avoir oublié ». Au lieu de « rapetasser », c’est plutôt « raviver », « réveiller », « relier », qu’il faudrait, en redonnant vie à ces verbes qui « fabriquent la pensée des liaisons dans le temps comme l’architecte fabrique les liens de l’espace qu’il prend avec l’espace qui l’entoure et le précède ». Autrement dit accepter le retour du passé non pas tel qu’il fut mais tel qu’il s’invente. « Les reprises vivantes sont des retrouvailles, comme elles imprévisibles, les répétitions ne sont que reprises mortes. » Ce sont ces anamorphoses d’une mémoire tramée de rêveries et d’imaginaire, et recomposant le passé au présent de la remémoration, que nous donne à entendre le récit de Vivien. Des images et des scènes où se renoue et se découvre ce qui forme le chiffre secret de l’histoire de Julie, tout en entrant en résonance avec l’œuvre de Jean-Paul Goux et tout ce qu’elle tisse en termes d’échos et de reprises, de motifs et de thèmes, comme l’envoûtement exercé par certaines bâtisses inséparables des paysages auxquels elles appartiennent, la chambre enclose au cœur de la maison, la bibliothèque, l’escalier en forme de vis, la pièce secrète, l’art du jardin, les ciels mobiles et leurs lumières.
À cette matière, à tous ces enchevêtrements temporels, Jean-Paul Goux donne – comme l’architecte – une forme, ici sculptée à même une voix qui donne le sentiment de l’épaisseur temporelle, nous engage dans l’espace de la langue, nous conduit d’un chantier à un autre, d’un projet à un autre. C’est-à-dire d’une description à une autre, des descriptions ne cherchant pas à rendre visible mais à montrer, à travers le déploiement quasi musical d’une très riche palette lexicale et les épanchements de l’imaginaire qu’elle suscite, les effets d’un lieu sur le corps et l’esprit.
Un livre donc qui relève du pur plaisir littéraire, donne à voir une écriture qui s’engendre et dont la lecture entraîne dans des paysages et des lieux d’où sourd l’inquiétante étrangeté propre au passé faisant retour par les voies secrètes de l’alchimie des souvenirs et des identités d’emprunt.
Richard Blin
Sourdes contrées, de Jean-Paul Goux
Champ Vallon, 240 pages, 19,50 €
Domaine français Dans la spirale du temps
février 2019 | Le Matricule des Anges n°200
| par
Richard Blin
À partir de lieux qui enferment de l’espace, des souvenirs et des émotions, Jean-Paul Goux donne à entendre ce que seule la littérature peut atteindre.
Un livre
Dans la spirale du temps
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°200
, février 2019.