Jusqu’à l’avant-veille de son prix Goncourt, en 1990, Jean Rouaud aidait à tenir un kiosque de presse, rue de Flandre. Dans celui-ci, des centaines d’heures passées debout à observer, à écouter, à essayer de comprendre. Qui ? Soi, bien sûr, mais aussi le monde entier : celui qui, dans cette décennie, peuplait le 19e arrondissement de Paris. Réfugiés pieds-noirs, vietnamiens, cambodgiens, libanais, yougoslaves, turcs, africains, argentins et français – tous passant devant la petite cabine spatiale des journaux.
Les kiosques, épicentre cosmique des quartiers, sont, comme la boulangerie ou le café, lieux de passages et de confidences où se fixent les habitudes et les opinions. Les kiosques sont des « balcons sur rue », et quand on se penche sur celui où l’auteur travailla, à la fois à déballer des mensuels et à peaufiner le manuscrit des Champs d’honneur dont il ne savait pas alors ce qu’il valait, quand on se penche à cette fenêtre sur rue, on y rencontre des personnages : éclopés, originaux, vaincus, rêveurs et ratés. On les regarde, on les écoute alors et puis, parce qu’on est Rouaud, que c’est ce que l’on sait faire de mieux, on leur dresse le portrait.
Parce que ce Kiosque – cinquième épisode de La vie poétique de Jean Rouaud – est avant tout un livre de portraits en vrac. Il y a un sosie d’Elvis Presley, une jolie femme ayant troqué les showrooms pour se pencher sur les livres, il y a M. ou P., kiosquier à l’humeur capricieuse dont pourtant personne ne se plaint (et « à tous les commentaires désagréables sur la supposée indifférence des Parisiens, je n’oublie jamais d’opposer ce soutien indéfectible des habitués qui avaient accepté en connaissance de cause d’être plus ou moins bien traités selon l’humeur du marchand »). Il y a ces gens, et les discussions qu’ils y mènent – rectifications des actualités étrangères, échanges de passion et polémiques politiques, parfois, auxquelles chacun vient assister –, « muettement, serrés comme (des) sans-abri dans un angle du kiosque, moins sensibles aux arguments qu’à la joute elle-même, paraissant compter les points et attendre le moment de sauter sur le ring, un seau à la main, pour passer une éponge humide sur le visage de leur champion ». Parmi eux, il y a encore le communiste Norbert ou encore Chirac – appelé tout au long du texte « notre Chirac » et qui, contrairement à ce qu’on s’imagine ne ressemblait pas au politique alors maire de Paris mais attend, en revanche, beaucoup de lui. Beaucoup, c’est-à-dire un logement. Et en attendant le logement de Chirac, l’autre Chirac dort à droite à gauche, comme il peut, « dépensant beaucoup d’énergie à donner de lui-même une image convenable » pour n’être pas confondu avec des sans-abri. Ainsi Chirac se sape toujours d’un « costume bleu-gris », qui, au fil des jours, montre des signes de fatigue et finit franchement par perdre sa superbe, « déformée par le poids d’une canette » – et l’on est ému de voir que la dignité tient à si peu de chose. Pour Chirac, pour Rouaud lui-même, le monde menace en permanence de s’effondrer et dans le portrait de ce kiosque frappe combien, pour chacun, tout est bricolage, combien supporter la vie réclame tendresse et puis ténacité.
Et c’est cette vulnérabilité planant sur le recueil, son auteur et son époque, qui donne au texte sa force et son humanité : « Tout me revient à mesure que je regagne le temps du kiosque, toute une galerie magnifique. Comme je leur dois à tous. Comme ils m’ont aidé à me concilier le monde, comme ils m’ont appris. Comme j’aimerais à mesure qu’ils s’invitent leur faire la place qu’ils méritent ici. »
Blandine Rinkel
Le Kiosque, de Jean Rouaud
Grasset, 282 pages, 19 €
Domaine français La vulnérabilité du kiosque
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Blandine Rinkel
Jean Rouaud se remémore les sept années qu’il passa rue de Flandre, à rêver la littérature en écoutant le vaste monde poursuivre sa course.
Un livre
La vulnérabilité du kiosque
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.