Je suis l’écrivain-poète Michel Bulteau. Mon père et ma mère sont morts. Je suis marié, j’ai une fille, que nous avons appelée Juliette ». Il est bon parfois de se rappeler qui l’on est. De se pincer, comme une piqûre de rappel. Parce que la folie guette ; celle, sournoise, d’une dissolution identitaire, cette tentation d’échapper à un monde qui paraît ne plus vouloir nous accepter. « C’est étrange comment le monde (…) veut m’éjecter ». À tort ou à raison, Bulteau a cette tenace impression, avançant dans la soixantaine, de vivre dans un « souterrain ». Tenir des carnets est une manière comme une autre d’être encore au monde, toujours à l’œuvre ; ce sont des braises qu’il faut sans cesse raviver. Ils sont récents, courant sur les années 2012-2015. Et comme souvent les carnets, ce sont des tamis où poussières d’or et alluvions s’agglomèrent sous le ressac de l’existence. Sur la trame distendue des jours, car Bulteau écrit irrégulièrement, ils portent la trace de passions fixes (pour des figures historiques, Charles Quint par exemple, pour des écrivains – Kerouac, Ginsberg –, pour des peintres tels Raysse ou Monory) comme autant de fidélités entretenues. Surtout, ils donnent à voir un homme solitaire dessinant des signes sur la page pour faire face à la « démonologie du quotidien ». L’encre pour justifier une vie, ses deuils, ses dettes, ses dons. « L’animal maléfique », « la bête mauvaise » dont il est question dans un passage d’une écriture qu’on dirait presque automatique, c’est peut-être, au fond, cette tragique banalité de la vie comme elle va.
Et puis il y a des souvenirs qui vous tisonnent l’âme et que, pourtant, il faut garder rougeoyants pour qu’ils ne disparaissent pas totalement devant « l’avenir (qui) fait tabula rasa ». Réminiscence, par exemple, de cette scène primitive de l’écriture du « premier poème dans la cave sombre où dormait le charbon de la maison d’Arcueil », lieu de l’enfance. Les poèmes justement : si « les morts ne reviennent pas », comme Bulteau s’en attriste un jour de l’automne 2014, eux s’en viennent, composés sur ou contre les aléas de la vie. Ils font signe, ébauchés seulement ou aboutis, ils apportent un peu de lumière. Ce sont, oui, des éclaircies, des accalmies où passent ici Mick Jagger, là Apollon, ici Ezra Pound, là Henri III. Tous poèmes d’un éclectisme électrique, imprévisible sismographie du présent. « Écrire/Un poème c’est parfois/Ouvrir une ouverture/Qui permettra de voir/Plus loin. Utile/Aux hommes et aux animaux », peut-on lire dans une des premières pages qui amorcent l’année 2015.
Plus loin, ces autres lignes : « J’ai connu, il y a des années, le poète Michel Bulteau. J’aimerais beaucoup relire ses poèmes. » Encore une fois cette menace d’une dissociation du moi, que l’écriture tantôt épouse, comme ici sur le mode de l’autodérision, tantôt repousse, comme l’on écarte un spectre ou une ombre hostile. Bulteau l’avoue noir sur blanc : « C’est pour moi assez dur de renaître ». Peut-être alors faut-il considérer ces carnets comme la partition sans cesse rejouée d’une nouvelle parturition.
Anthony Dufraisse
Les Morts ne reviennent pas
Michel Bulteau,
Éditions du Canoë, 111 p., 15 €
Poésie Bulteau intime
avril 2019 | Le Matricule des Anges n°202
| par
Anthony Dufraisse
Les carnets du poète donnent à voir un homme solitaire qui fait face à la « démonologie du quotidien ».
Un livre
Bulteau intime
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°202
, avril 2019.