Ce n’est pas à Didier Pobel, ex-journaliste né en 1952, qu’on l’apprendra. Lui qui a longtemps officié aux pages littéraires du Dauphiné Libéré sait bien que les livres sont des domaines ; on y pénètre intrigué par un titre – celui-ci tiré d’un poème d’Armen Lubin (1903-1974) – ou par une image de couverture, présentement une femme alanguie que l’on doit à Degas, figure incarnée de la Mélancolie. Les chemins qu’on emprunte dans ce recueil d’une vingtaine de récits nous mènent, on l’aura compris, au travers d’« un territoire qui n’est ni celui du passé, ni celui du présent, mais quelque chose d’intermédiaire ». L’entre-deux, c’est-à-dire le propre de la nostalgie. Il en va de Pobel ainsi que de tous les mélancoliques : pour rien au monde il ne voudrait guérir de cette maladie chronique. C’est une affection trop féconde, comme en témoignent des textes en forme de souvenirs plus vraisemblablement vécus qu’imaginés, mais peu importe. Ce qui compte c’est la mélodie, douce à l’oreille même quand le drame (une mort violente par exemple) est là, avéré ou simplement deviné. L’ex-chroniqueur fait donc de page en page la chronique des sentiments fragiles, il tient le registre des ombres, amis ou inconnus, « entre terreurs et épiphanies ». Éloignements, retrouvailles, résignations, faits divers vite dilués dans le grand bain acide du monde composent la matière première de cet ouvrage aux couleurs sépia. On y entend les mots d’une autre époque : transistor et micheline, Salut les Copains et Felix Potin. Toutes choses qui ont un prix pour l’auteur, en réaction peut-être à notre temps qui semble vouloir tout démonétisé : « Et l’or des feuilles, songeait-il, et les bijoux ternis des souvenirs, et les débris d’existence, combien ça vaut tout ça ? », s’interroge un futur retraité que la vie passée enlace comme un courant d’air glacé.
Selon les situations, souvent tragi-comiques, Pobel a l’art de l’esquisse et de l’esquive ; il se contente de dire sans dire pour ne pas tomber dans le pathos. Évoquant par exemple les non-dits qui rongent un couple, il a cette phrase, la plus belle sans doute du recueil, qui traduit au plus juste ces luttes intestines que l’on dissimule au fond de soi, et l’acquiescement à tout ce qui fait la difficulté d’être : « Voilà ce que nous sommes, parfois, souvent, hommes et femmes, figures pariétales, ineffaçables dans le friable du cœur, dans le salpêtre des jalousies, dans le nitrate d’argent des tourments d’amour. (…) Ce que nous sommes, nous autres qui ne savons même pas de quoi est fait ce que nous ne saurons jamais de l’autre, ce que nous ne saurons jamais de nous-mêmes ».
Ce que nous savons, nous, c’est que Didier Pobel collectionne vestiges et vertiges de la mémoire et qu’il expose ici, à la fois grave et enjoué, ses plus belles pièces. Riante ou poignante, sa sensibilité au temps qui passe, au « vieil instant présent » touche au cœur, vraiment.
Anthony Dufraisse
Tous les chagrins porteurs de lance,
de Didier Pobel
Le Temps qu’il fait, 107 pages, 15 €
Domaine français Esprit chagrin
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Anthony Dufraisse
Légèreté et gravité se partagent les récits mélancoliques de Didier Pobel.
Un livre
Esprit chagrin
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.