Très tôt la raison d’être de ce livre s’expose : « Carnet de compte de la vie du Border, livre de bord, biographie de naufragé, mots inutiles, conversations et trajectoires de ceux qui vivent ici. » Ainsi parle celui qu’on appelle Scribouilleur, écrivain public improvisé, zonard désœuvré, sonar ambulant, zombie somnambulique, oui un peu tout ça à la fois. Une volonté de témoigner d’un espace urbain aux contours mouvants, telle est semble-t-il l’intention de Jacques Houssay dans ce vrai-faux roman, le premier de ce quadra qui a roulé sa bosse professionnellement. Son narrateur, ou plutôt son porte-voix, est un greffier qui arpente nuit et jour le Border, un territoire indéterminé, entre usines, docks et friches, quartier-dortoir, vieilles pierres et ponts ; il s’en fait le cartographe halluciné. Poète des marges, aède des éclopés, il esquisse des scènes de vies déviées, décrit une micro-communauté vrillée ; paysages et portraits se succèdent ainsi au fil d’une errance dans le cœur et les confins d’un monde-macadam, sur fond de beat du bitume. Tous les personnages – figurants furtifs, silhouettes déglinguées ou figures désirantes – tournent en rond, fauves qu’ils sont dans une de ces cages que la société de consommation entrouvre rarement, face à un futur peut-être « périmé ». Confinement dans l’immanence, ce livre dessine une chorégraphie de la déambulation dictée par le mouvement des corps sous perfusion de dérivatifs artificiels. Et Scribouilleur d’en restituer éclats, échos et étincelles : « Le Border bouillonne, craque et se meut en moi. Ce lieu dont je suis fait. » Ailleurs on en parle comme d’« un chaudron d’or caché quelque part sous l’âtre d’une sorcière ».
Il y a de la magie noire dans ce texte, au style tantôt haché et nerveux tantôt déclamatoire et exalté, une tension lyrique créant une impression de conscience fluctuante. On pense à Requiem for a dream, le film écorché de Darren Aronofsky. Raccourci (l’écrivain se grisant un peu trop parfois de sa virtuosité), ce livre aurait été plus pénétrant sans doute, mais il suscite, tel quel, un authentique envoûtement.
Anthony Dufraisse
Border, de Jacques Houssay,
Le Nouvel Attila, 197 pages, 17 €
Domaine français Livre de bord
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Livre de bord
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.