Le texte de Rasmus Lindberg se lit comme un thriller psychologique. On dévore les cent pages, deux actes et trente-deux scènes de cette pièce, happé par les destins fracassés d’une famille. Avec l’envie de comprendre les drames à l’origine du cercle infernal. Six personnages évoluent sur le plateau, trois couples à trois époques différentes : Kristin et Eric en 1913, Stefan et Caroline en 1968, et Myriam et Hannelle aujourd’hui. Une lignée généalogique donc : l’enfant de Kristin et Eric, Stephan, ayant eu à son tour une fille avec Caroline : Myriam. À la mort de sa mère, cette dernière revient dans la maison familiale avec Hannelle, sa compagne enceinte. Le destin des trois générations est raconté en parallèle et simultanément. Ce qui les relie, c’est le décor qui est presque un personnage à part entière, cette maison de famille dans la forêt de Kolmarden, une maison très « habitée » où les souvenirs affleurent, où le passé est presque tangible. Hannelle le ressent : « Ici, ton grand-père a été un enfant, ton père a été l’enfant de cet enfant, tu as été l’enfant de l’enfant de cet enfant et maintenant on va avoir un enfant ! » Et d’ajouter : « Leur vie et notre vie s’effleurent. Leur vie et notre vie s’influencent en permanence ». Ce retour aux sources pousse Myriam à provoquer une crise dans son couple car elle a la sensation de reproduire le schéma de sa mère avec son père et d’être un danger pour les autres.
Dans cette enquête psychologique, le lecteur sait depuis le début que Stephan est défiguré à la suite d’une brûlure. Une casserole d’eau brûlante, censée préparer un thé, circule comme un danger permanent tout au long du premier acte qui se termine par « un cri épouvantable qui déchire l’univers », le cri d’un bébé dans le berceau.
Ce qui est assez magistral dans la proposition de Rasmus Lindberg, c’est la construction de sa pièce. Les trois couples cohabitent dans le même espace mais pas dans le même temps, ils ne sont pas pour autant des fantômes, ce sont des êtres bien en chair. Le dialogue passe d’un couple à l’autre par un rebond permanent dans les prises de parole qui s’entremêlent, se croisent, se chevauchent. Par le biais d’un mot, d’une action, d’une musique, d’une danse ou d’un objet, la parole traverse les époques. Parfois les personnages vont jusqu’à prononcer les mêmes phrases, avec une signification différente. L’auteur crée là une œuvre polyphonique très musicale et virtuose, qui doit exiger de la part des acteurs qui portent la pièce une très grande précision rythmique. Les trois univers parallèles vont devenir de plus en plus poreux, comme si les personnages sentaient la présence des ascendants ou des descendants. Car il s’agit de reconstituer le puzzle du drame, chacun des personnes n’ayant qu’un petit bout de la vérité, ou qu’une part du mensonge. Comme le dit Caroline : « on s’aperçoit souvent que la différence est très grande entre ce qu’il s’est réellement passé et ce qu’on pense qu’il s’est passé. » Il manque à chacun une pièce du puzzle, qui va se concrétiser par une lettre écrite par Kristin, la grand-mère, juste avant son suicide, une lettre cachée derrière un tableau, et tombée de sa cachette après quatre-vingts ans d’attente. Et un instant, tous, morts et vivants, seront dans le même espace-temps, pour se parler et cicatriser les blessures du passé.
Ce texte brillant, à fleur de peau et de nerfs, interroge notre humanité : comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ? Héritons-nous des blessures des générations passées ? Et comment pouvons-nous réparer les vivants et les morts ? Magnifique.
L. Cazaux
Habiter le temps
Rasmus Lindberg
Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy
Éditions espaces 34, 112 p., 15 €
Théâtre Le cercle infernal
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Laurence Cazaux
Habiter le temps de Rasmus Lindberg est conçu comme une saga familiale, avec des lourds secrets enfouis dans un inconscient pétrifié.
Un livre
Le cercle infernal
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.