Aurelio Picca, auteur culte en Italie, est ici traduit en français pour la première fois. Sur la couverture on le voit, nonchalamment allongé nu, qui braque un pistolet de dame en direction du lecteur. Front haut, sourcils broussailleux, moquette de poitrail, créole à l’oreille et bagouses : un Michel Piccoli décadent, qui ne déparerait pas dans un remake du Satyricon dans la Rome des années 1970. Deux autres titres de Picca confirment sa nostalgie de ces années-là : Le plus grand criminel de Rome a été mon ami, et L’Italie est morte, je suis l’Italie. C’est dans cette veine que s’inscrit L’Arsenal de Rome détruite, récit autobiographique que l’on pourrait aussi classer dans le genre du « tombeau » et, si l’on osait la filiation anachronique, relier aux Regrets et aux Antiquités de Rome de Du Bellay, tout autant qu’à Villon.
« J’aimais Rome quand elle était plébéienne et pas misérable. (…) Rome était une vierge noire. Barbare ». Dans cette dernière page, les « Je l’ai aimée » s’enchaînent qui reprennent de façon lancinante les motifs, conjugués au passé, dans lesquels Picca a tout au long du livre chanté son amour pour sa ville. On songe à Pasolini auquel il consacre un chapitre – « La bite de Pasolini » – et qui dans La Longue Route de sable comme dans ses Écrits corsaires déplorait la destruction de la culture populaire italienne, que Picca désigne comme cette Rome « plébéienne », « quand les corps avaient une odeur ». Ou : « Quand il n’y avait pas de « samedi soir » ». Plébéienne, la Rome aujourd’hui « détruite » était tout sauf « misérable ». Pauvre, sans doute, mais d’une pauvreté qui n’était pas encore aliénée à la misère de notre modernité. Ici, l’évocation d’une Rome « barbare » qui « était une vierge noire » fait écho à la prose lyrique et quasi mystique de Picca lorsqu’il célèbre sa Rome « livide, jaune, orange et rouge mêlés. Noire et noire ». Dans les premiers chapitres, les couleurs, comme si Picca luttait contre la langue pour donner un blason à sa ville, sont omniprésentes. L’or, l’argent (« Rome était d’argent. (…) De merveilleux argent fondu »), le bleu, le sang, le rouge du vernis à ongles et du rouge à lèvres des femmes, et partout la lumière, mais aussi le noir de la nuit romaine.
On se demande ce qui peut bien relier ensemble le geste de victoire de « Giorgio Chinaglia, le buteur de la Lazio qui dormait avec ses Pantofola d’Oro pour les assouplir », le récit minutieux, repassant par chaque coup donné ou reçu lors des douze reprises, de la défaite du champion du monde des poids moyens Nino Benvenuti contre Carlos Monzón, et tous les autres récits – de sexe, de braquages, de voitures, d’amour, d’amitié, de drogue, etc. – qui composent L’Arsenal de Rome détruite. Peut-être la recherche du sacré, quelque chose de profondément païen, archaïque, ou apotropaïque comme pour conjurer la disparition d’une ville et d’une époque : « Rome était magnifique quand le peintre Franco Angeli pulvérisait et mélangeait sur la toile la Louve de la Roma et l’Aigle de la Lazio ».
C’est aussi que la ville qu’aimait Picca n’était pas encore aseptisée, « gentrifiée », anéantie dans sa chair et dans son âme, comme le sont devenues toutes les grandes métropoles de la mondialisation. « Elle avait un goût de tabac et de chiottes, de sciure de bois humide et de pisse grouillant d’hématies. Elle avait les doigts jaunis de nicotine ». Cette Rome était du peuple. « La Rome des épiciers, des facteurs, des joueurs de cartes et de billard, des serruriers, des employés, des prostituées, des voleurs, des commerçants, des proxénètes, des innombrables bouchers et usuriers ».
Certes, la cité éternelle d’alors n’était pas moins violente que celle d’aujourd’hui. Picca le sait bien qui fut ami avec « le plus grand criminel de Rome » Laudovino de Sanctis, dit « Lallo le Boiteux », coupable de sept homicides et quatre kidnappings. Mais, se souvient Picca, « Lallo qui, après avoir tué Palombini, lui flanqua des coups de marteau et le mit au congélateur, lui aussi avait une âme. J’ai un poème de lui, dédié à sa femme Daniela, que je ne ferai jamais lire à personne ».
Jérôme Delclos
L’Arsenal de Rome détruite
Aurelio Picca
Traduit de l’italien par Vincent Raynaud
Christian Bourgois, 141 pages, 18 €
Domaine étranger Tombeau pour une Rome défunte
avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222
| par
Jérôme Delclos
Aurelio Picca se souvient de la cité éternelle : sa plèbe, ses nuits, ses amours, ses dieux du crime, du foot et de la boxe.
Un livre
Tombeau pour une Rome défunte
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°222
, avril 2021.