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Traduction Patrick Reumaux

juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224

Autoportrait au roitelet, d’Emily Dickinson

Autoportrait au roitelet

Prologue
C’est l’un des casse-tête les plus chinois que je connaisse, s’exclame le policier MacCruiskeen par la voix de Flann O’Brien.
Casse-tête. Comment résoudre le chinois ? Ne pas traduire mot à mot, écrit Armand Robin. Traduire « motte à motte ». Traduire « le sens par le son ». Traduire surlittéralement. Trouver la carte, la dessiner. Éviter le calque, la décalcomanie. Avoir dans les narines « l’interminable odeur des eucalyptus ». Traduire (commettre un crime) puis retraduire, en commettre un deuxième, à mi-chemin des deux premiers. En prévoir un quatrième, à mi-chemin du premier et du troisième, y rencontrer l’imprévu, l’invisible et incessante ligne droite du labyrinthe, virtuellement présent, produit par le premier crime. Le paradoxe du traduire est : « La prochaine fois que je vous tuerai. »
La Mort, donc. Question qui revient avec obstination, de face ou de dos, de biais ou à l’oblique, soleil qui se couche dans tous les poèmes, même ceux qui font semblant de parler d’autre chose. Non pas : « Qu’est-ce que la mort ? », mais « Que se passe-t-il quand on meurt » ?
Distinguer d’abord la représentation (Death) de l’acte (The Dying). Je peux très bien me représenter la mort sous la forme que je veux. Je ne peux pas me représenter l’acte. « Je l’accomplis ». C’est très important pour Emily qui a compris qu’une représentation est quelque chose que l’on peut voler. Et si on me volait ma mort ? Et s’il venait à l’idée de Dieu, ce filou, ce banquier, cet escroc, de me la voler ? Ce que la mort, comme représentation, rend manifeste, c’est un vol. L’objet volé : le genre. Mort(e) je ne suis plus un homme ou une femme, un il ou un elle, mais un It, une chose, un neutre.
Je ne dis pas : « Il était chaud ou elle était chaude », mais « C’était Chaud – d’abord – comme Nous ». Pas « il est mort ou elle est morte » mais, désignant la chose, je mets le doigt sur le neutre : « C’est mort ». Cela implique de forcer la langue d’arrivée autant qu’Emily a forcé la langue de départ, quelles que soient les bizarreries de cette torsion. Cela implique aussi d’utiliser le présent (ou le passé composé) plutôt que le passé simple qui est, en français, le temps noble du récit. Car la mort ne se raconte pas. On ne raconte pas plus la mort qu’on ne raconte un vol. On ne fait que constater. Qu’il s’agisse de ce qui m’arrive ou de ce que l’on me vole, il y a passage à l’acte (It is dying I am doing/I am not afraid to know). Ce que je tente de saisir, c’est l’événement lui-même.
Distinguer la représentation de l’acte permet à celle qui questionne de ne pas se tromper de route. Si je peux démontrer qu’il y a vol, j’ai résolu le problème. Je sais ce qui a été volé (le il ou elle) et ce qui reste ou ce qui est rendu (la chose, le ça). Disons pour simplifier que l’âme est partie (volée ou envolée) et qu’il reste le corps. Je sais quoi faire des deux. Des funérailles ici, des prières là.
Il en va tout autrement de l’Acte lui-même (The Dying). Si on peut me voler ma mort, on ne peut pas me voler l’acte de mourir. C’est moi qui meurs, et s’il y a quelque chose qu’on ne peut pas me voler, c’est bien cela : mon mourir. Là est l’énigme (the riddle). L’acte de mourir, seul capable de tordre la syntaxe (he-she-it) comme il tord le corps et comme il tord l’âme, est-il le seul événement dont on peut dire qu’il fait sens ? Toute sa vie, Emily cherche la réponse à cette question. Dans la Bible, dans Shakespeare, dans l’Apocalypse. Elle la cherche dans les gentianes, chez les rouges-gorges, chez les merles, chez les abeilles, qui la délivrent du sens. Elle dit alors : « je trouve l’extase en vivant. La simple sensation de vivre est pure joie. » Mais l’extase ne dure pas. Pas plus que la sensation ou que la vie. Ce qui perdure, c’est la question. Perdure la suspension du sens. Et elle résout le problème à sa façon : par la syntaxe, par l’abstraction, par la ponctuation. On pourrait presque dire par les nombres.

Devenir Emily

S’embusquer dans les poèmes et les lettres d’Emily. Comprendre que le texte à traduire n’est pas autre chose que le chant d’un pinson, avec des temps forts (full-song), des temps faibles (sub-song) et qu’il passe sans cesse des uns aux autres selon une ligne caractéristique. Les temps faibles, le chant en sourdine, peuvent être comparés à la signature de l’auteure, les temps forts, le plain-chant, à son style. Vite fait de repérer la signature, sourdine du chant, où s’affichent tour à tour la ménagère, les rouges-gorges, la femme en blanc, les abeilles, la toiletteuse, et le style, plain-chant, télégramme ou constat (Ce n’était pas la Mort puisque j’étais debout/Et que tous les morts sont couchés).
Se trouver, vis-à-vis du texte à traduire dans le rapport qui lie l’ophrys à l’abeille, où l’ophrys offre un simulacre à l’abeille dont il a volé le code. Ainsi le don de l’abeille à l’ophrys (la pollinisation) est la conséquence d’un vol, d’une capture.
Le simulacre n’est pas une copie. La copie est conforme, semblable au modèle. Le simulacre au contraire le dénature. La traduction s’apparente au simulacre. Elle n’est pas plus une copie du texte à traduire que l’ophrys n’est une copie de l’abeille. La copie reproduit le code, le simulacre ne reproduit rien. L’abeille végétale, ou la guêpe végétale marquent le territoire de la fleur. Les ophrys colonisent, s’affichent sur leur territoire, imposent leur marque, leur style, leurs motifs, leurs broderies, leur rythme. Il ne s’agit pas d’imposer une forme à une matière, de mettre en forme ou en bon français, mais d’élaborer un matériau de plus en plus riche. Devant l’œuvre à traduire, le traducteur n’occupe pas une position, mais une fréquence, il marque son territoire, comme la fleur qui s’affiche devant la guêpe et, en s’affichant, affiche la guêpe. Littéralement parlant, il devient autre. C’est en ce sens, je crois, qu’il faut comprendre la transmission des formes : comme un vol et comme un don.

* Romancier, poète et traducteur de Mervyn Peake, Flann O’Brien, Dylan Thomas, les frères Powys. Autoportait au roitelet d’Emily Dickinson, qui vient de paraître, inaugure la série « Poésie magique » aux Belles Lettres.

Patrick Reumaux
Le Matricule des Anges n°224 , juin 2021.
LMDA PDF n°224
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