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Domaine étranger Les Sisyphes de la frontière

octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247 | par Feya Dervitsiotis

Les éditions Quidam nous offrent un deuxième livre de l’écrivain grec majeur Sotiris Dimitriou, la voix lapidaire d’une région entaillée, l’Épire, à cheval entre Grèce et Albanie.

En 1993 paraissait en Grèce Heureux soit ton nom (Quidam, 2022), un texte entièrement écrit dans le dialecte épirote que parlait la mère de l’écrivain. Sotiris Dimitriou redonnait ainsi ses lettres de noblesse à une littérature grecque régionaliste, disparue au profit d’une langue standardisée, athénienne. Pour faire entendre cette région frontalière d’où il vient, pour évoquer dans leurs mots le sort de ses habitants, mais surtout pour jouir de l’immense expressivité de cette langue pourtant laconique, semblable à une pierre colorée tantôt par l’amertume, tantôt par l’humour. Chez cet écrivain, la langue et la situation se bouleversent l’une l’autre.
Dans Dieu leur dit, un natif de Povla se fait construire une maison aux marges de ce village, dans la montagne, après une vie d’émigration en Allemagne. Le chantier est assuré par une dizaine d’hommes qui constituent comme un nuancier de toute l’Épire. Si le maître d’œuvre et les maîtres maçons sont tous grecs, les manœuvres et les aides-maçons sont des Épirotes du nord (ces hellénophones qui se sont retrouvés du côté albanais après la Seconde Guerre mondiale) ou des Albanais clandestins. Les différences de statut se superposent à la provenance et Dimitriou n’efface pas ces inégalités – il arrive qu’un Grec insulte cette « bande d’importés ». Nous sommes au début des années 2000, la grande vague d’immigration albanaise en Grèce des années 1990 est toute récente. Le livre, paru en Grèce en 2002 et vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires, s’inscrit dans ce présent-là.
Contrairement à Heureux soit ton nom qui suivait trois générations d’une même famille d’Épirotes de part et d’autre de ces montagnes, tout se joue sur une scène unique et dramatique, celle d’un chantier sous la pluie battante, à un souffle de distance de la frontière. Parce que « dehors c’était le déluge », le travail s’arrête et ces hommes se livrent, à renfort d’alcool. Les Épirotes du nord surtout, dont les familles ont été arrachées à leur culture pour devenir du jour au lendemain une minorité, et qui furent les premiers à vouloir rejoindre illégalement la Grèce. Tour à tour ils racontent leurs peines, leurs espoirs, leur traversée de la frontière, leurs déceptions. Chacune de ces histoires se voit ponctuellement interrompue par une anecdote ou une chanson, que tous reprennent « qui timidement qui avec rage ». Ainsi de Filippis qui obtint l’asile politique en escaladant la grille de l’ambassade d’Italie à Tirana ; de Mihos arrêté pour espionnage, condamné à des décennies de travail forcé en Albanie ; ou de la plainte de Leonidas, séparé de la Grèce par une simple crète : « Nous on vous suivait à l’oreille et vous vous saviez même plus qu’on existait. »
Le narrateur se place parmi ces hom-mes, le discours direct comme la narration ayant en partage une même oralité à la charge émotionnelle brute, transmise par des saillies courtes, simples, inexpliquées, déchirantes. Ce sont des descriptions d’un trait, sans façons, dont la concision évoque par contraste la violence des sentiments. Un jeune aide-maçon clandestin crie en direction de l’Albanie : « Il appelait son père. Il appelait dans le désert. » Un homme est bouleversé par le souvenir de son cousin disparu à la frontière : « Sa bouche n’était plus qu’un fil. » La traductrice Marie-Cécile Fauvin a admirablement reproduit la présence minimale de ponctuation dans le texte original, construisant elle aussi des phrases où tout tient par le juste équilibre des mots entre eux, tels les murs en pierres sèches que veut « l’émigré » : « Il lui trouvait le cul les veines il la fendait d’un coup de masse au bon endroit comme un fromage frais et c’était parti il la taillait à petits coups de gradine pour lui faire les anges et l’aplanir avant de l’attaquer au poinçon et de la fignoler pour que les pierres s’embrassent bien entre elles. »
Aucune description de la région dans Dieu leur dit, uniquement des récits d’hommes et de femmes. Au mieux, la terre apparaît comme la gueule ouverte d’un destin néfaste. « Oh ma mère, la terre noire dévore les meilleurs. » Lorsque tous se lèvent finalement pour danser, c’est enfin « plus le ciel que la terre » qu’ils regardent, oubliant un temps la frontière. Mais celle-ci, comme un membre fantôme, demeure le noyau dur de toutes ces histoires qui se croisent et se recoupent. L’un reconnaît sa sœur dans le récit d’un autre, tandis que se découvrent côte à côte l’homme qui aurait laissé se noyer le cousin de Filippis et celui qui aurait porté son cadavre jusqu’au cimetière. Comme si aucun d’eux ne pouvait échapper à l’emprise de cette frontière, origine et fin de leurs existences.
S’il s’ouvre sur un groupe de personnages distincts, le livre a la fusion pour horizon. La narration disparaît au profit des seuls dialogues et des chants, pour culminer sur une danse collective. Lorsque tous se taisent dans cette extase, l’Épire paraît alors unie de nouveau. Des « Gitans d’Albanie » de passage symbolisent cette abolition de la frontière par la musique. Eux qui jouent à des mariages en Grèce comme en Albanie ont le chant comme sésame. « On lui balance un air à faire pleurer les pierres et il nous laisse passer » disent-ils à propos d’un garde-frontière.
Tandis que la construction de la maison reste en plan, c’est une autre sorte d’édifice que Dimitriou élève, mais sans lyrisme. Demain la vie suivra son cours, et le livre se termine abruptement. Sotiris Dimitriou fait tomber les fantasmes que suscitent un écran, une image, une frontière. Condamnés à traverser sans cesse, en esprit comme en corps, cette démarcation fatidique, ses personnages sont infinis. « Je vais faire un tour jusqu’à la frontière de l’aut’côté. Je me languis.  »

Feya Dervitsiotis

Dieu leur dit
Sotiris Dimitriou
Traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin
Quidam, 128 pages, 15

Les Sisyphes de la frontière Par Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°247 , octobre 2023.
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