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Domaine étranger Résistance de la matière

février 2024 | Le Matricule des Anges n°250 | par Guillaume Contré

L’entreprise de réédition de l’œuvre de l’argentin Juan José Saer (1937-2005) se poursuit avec un roman qui convertit la jalousie en vertige métaphysique.

Comme dans le plus tardif Les Nuages (2002), dans L’Occasion (1987) Juan José Saer accorde une place prépondérante, à la fois concrète et symbolique, au paysage de la pampa. Un antipaysage, en réalité, dont l’auteur ne cesse de souligner les caractères négatifs : grande étendue plate en apparence infinie que la silhouette d’aucun arbre ou presque ne vient perturber, sur laquelle tout déplacement apparaît inutile puisque le promeneur ne cesse, désespérément, de se trouver au centre d’un cercle identique en tous points, la pampa est dépourvue de tout ce qui ferait, aux yeux du flâneur, le pittoresque de la nature. Elle est donc à la fois l’incarnation d’une absence métaphysique et la matérialisation littérale du nouveau monde dans toute son aspérité. Mais elle est aussi, pour le personnage principal, un endroit idéal où penser, un paysage mental qui « représente mieux qu’aucun autre endroit le vide uniforme, l’espace dépouillé, de la phosphorescence bigarrée que dépêchent les sens, ce no man’s land transparent à l’intérieur de la tête où des syllogismes stricts, silencieux et clairs, s’enchaînent ».
L’action de L’Occasion se déroule durant la seconde moitié du XIXe siècle, une période au cours de laquelle l’État argentin, désirant peupler ce vide ontologique, encourage l’immigration. C’est là qu’apparaît Bianco, mystérieux personnage au passé nébuleux qui se voit proposer une généreuse portion de terres par un représentant du gouvernement à condition de parvenir à convaincre un nombre suffisant d’Italiens de venir s’installer dans le lointain pays austral. Voilà qui arrange bien ses affaires, lui qui a dû fuir Paris afin d’échapper à l’opprobre que lui a valu une « conspiration des positivistes » ne croyant guère à ses prétendus pouvoirs mentaux capables de dominer ce qu’il appelle « le magma excrémentiel de la matière ».
« L’occasion » du titre de ce roman est donc celle de refaire sa vie, de se remettre à neuf dans un pays neuf. Car Bianco, certainement, n’est pas un de ses pauvres hères calabrais pour qui l’émigration à l’autre bout du monde ne changera pas grand-chose à la misère de sa condition, tant les inégalités sociales dans ce pays en construction ne sont pas moins fortes qu’ailleurs. S’il croit ou cherche à se persuader de sa capacité à dompter ce « bouillonnement de choses vivantes soumises à de multiples transformations » qu’est la matière et réfute son statut de vérité ultime, s’il croit aux pouvoirs télépathiques qu’il avait su mettre en scène en Europe avant sa déroute, il n’en est pas moins un homme d’affaires avisé qui a bien compris, dès son arrivée en Argentine, qu’il convient de « faire comme les riches » pour s’enrichir à son tour. Et s’enrichir, certainement, est la seule chose à faire en ces terres hostiles. Le voici donc qui se lance dans l’élevage de bétail et ne tarde pas à s’associer avec son jeune ami le docteur Garay Lopez, fils de bonne famille, pour importer du fil du fer barbelé, lequel permettra de délimiter les terres des riches aux dépens de la misère des autres, car il en va ainsi dans le nouveau monde comme dans l’ancien : ceux qui possèdent les terres possèdent le pays.
Mais L’Occasion n’est pas un roman de critique sociale et n’est pas l’histoire d’une réussite matérielle immorale. C’est, comme souvent chez Saer, une histoire de vertige face à l’insondable, l’inexplicable présence physique d’une nature indifférente dont les cycles immuables semblent se reproduire sans rime ni raison. C’est l’histoire d’un homme dont la volonté de fer (celle qui lui permet, par la simple action de la pensée, de soumettre les métaux les plus résistants) est déjouée par le plus ancien, le plus dérisoire, le plus faillible des tourments : la jalousie.
Lui qui voulait se lancer dans l’écriture d’une magistrale réfutation des positivistes – n’avait-il pas fait construire au milieu du néant de la plaine une cabane, endroit idéal pour élaborer sa théorie ? – vacille face à ce qui lui échappe complètement, Gina, la jeune femme qu’il a épousée et lui apparaît de plus en plus incompréhensible. Elle est la pierre de touche sur laquelle s’ébrèchent ses prétentions intellectuelles. Bien plus que la science exacte des positivistes, c’est elle, « solidaire de ce que lui réclament ses entrailles », elle qui est « habitée par la force » et qui « est cette force elle-même », qui réduit à néant l’édifice grâce auquel Bianco croyait avoir établi sa domination sur le réel.
En de longues phrases hypnotiques, magistralement rendues par Laure Bataillon (dont on ne dira jamais assez à quel point elle fut une grande traductrice), Saer offre ici, une fois de plus, un roman dont la perfection formelle n’a d’égal que la finesse des images qui le portent.
Guillaume Contré

L’Occasion
Juan José Saer
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon
Le Tripode, 232 p., 19

Résistance de la matière Par Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°250 , février 2024.
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