Décidément, c’est plus fort qu’elle, la revue Conférence ne peut pas s’empêcher de flotter à deux mètres au-dessus du haut du panier. Avec toujours la même excellence typographique, le même beau papier bible agréable au toucher, la même mise en page éclatante de sobriété aérienne, cette seizième livraison maintient l’exigence intellectuelle à son apogée. Ampleur de vue, diversité des auteurs, et pourtant cette cohérence de la ligne éditoriale…
C’est avec l’élégance des phrasés patients et toute la tension fine de la grande culture attentive que, dans ce volume thématisé sur « Le travail », Jean-Yves Lacoste livre une « petite phénoménologie de la fatigue » décrivant le monde que ce harassement du corps et de l’esprit nous ouvre en nous le fermant ; et c’est avec un identique sérieux ouvert qu’Isabelle Olivo-Poindron analyse l’autoproduction de l’homme occidental comme homme de labeur, -avant que Jean-Marie Salamito ne fasse le point sur les représentations de l’agriculture, du commerce et de l’artisanat dans l’œuvre de Saint Augustin.
Section « Traductions », quelle joie de lire dans cette belle langue française les textes transcrits du syriaque de Saint Ephrem, de l’anglais de Virginia Woolf (dans un passionnant essai sur Coleridge, L’Homme à la porte), ou du latin de Saint Augustin dont la forte présence infuse transversalement tout l’ouvrage ; quel plaisir de découvrir la suite des entretiens avec l’écrivain suisse Maurice Chappaz, réfléchissant sur son expérience de construction d’une immense centrale hydroélectrique, et établissant, de là, des ponts intellectuels vers le Tibet ou Auschwitz ; enfin quelle charmante situation que d’être le tardif destinataire en « Inédit » des lettres de Rachel Bespaloff, « une grande intelligence classique meurtrie par la violence de l’histoire », juive russe en exil écrivant de New York à un ami parisien pour trouver un soutien moral, activer son esprit inquiet et discuter en vrac de Sartre, de Nietzsche et de l’existentialisme chrétien. Dans la partie « Essais et documents », non moins recherchée et revigorante, on trouvera une très enrichissante réévaluation des notions problématiques de « Renaissance » et d’« humanisme », une correspondance énervée entre Marx et Proudhon, un article sur le destin de l’enseignement lettré… on ne s’ennuie pas une seule seconde dans ces démonstrations d’intelligence érudites, néanmoins accessibles. Seul peut-être s’oubliera le Cahier de création (poésie essentiellement), d’un niveau plus faible et d’un intérêt un peu moindre.
Pour l’essentiel, ce seizième numéro est un coup de maître, un grand moment de culture intensive profondément ancrée dans l’estimable tradition des humanités philosophiques, historiques, religieuses et littéraires, sans spécialisation technique préjudiciable à la compréhension immédiate du propos par l’honnête homme du 21e siècle. Remarquable.
Conférence N°16
(25, rue des Moines 77100 Meaux)
459 pages, 23 €
Revue Du très bon Travail
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Ludovic Bablon
Du très bon Travail
Par
Ludovic Bablon
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.