Cette brillante étude, parue aux États-Unis en 1987, a un seul et unique but : remettre les « forçats de la mer » à leur juste place dans l’Histoire du monde ouvrier, qui a, c’est vrai, une très fâcheuse tendance à les oublier. Marcus Rediker, professeur d’histoire à l’université de Pittsburgh, entreprend donc, comme il le dit lui-même, de traiter « l’Histoire de bas vers le haut ». Cette démarche empathique et humaniste, qui vise à s’occuper des « grands oubliés » de l’Histoire (les bandits, les ouvriers, etc.), transforme ce qui aurait pu être un essai parmi tant d’autres en véritable objet littéraire, que l’on dévore comme un grand roman d’aventures.
Entreprise salutaire s’il en est, tant on a occulté le fait que les marins ont été des pionniers dans le domaine des luttes sociales, auxquelles ils ont pour ainsi dire donné les premières formes organisées, notamment la grève. Marcus Rediker nous rappelle à ce propos que le drapeau rouge a d’abord été utilisé par les pirates, et que les marins ont été parmi les premiers à tenter de s’autogérer (« Les marins ont inventé diverses tactiques de résistance et des formes d’autogestion », afin de « se libérer des rudes conditions de travail et d’exploitation »). Ils se révoltent par exemple contre le fait que les capitaines ponctionnent leurs salaires en leur vendant à prix d’or des produits de première nécessité.
L’auteur part également à l’abordage de certains clichés qui ont la vie dure, notamment celui du marin romantique, dont les films et les romans nous ont toujours abondamment abreuvé : « L’image romantique déforme la réalité de la vie en mer en se concentrant sur la lutte entre l’homme et la nature, à l’exclusion d’autres aspects de cette existence, notamment la confrontation entre les hommes. » En effet, la vie des marins est un perpétuel bras de fer, que ce soit contre un armateur ou contre un capitaine, ce qui entraînait moult bagarres, et parfois même de sanglantes mutineries. Certaines de ces mutineries sont parfois fomentées par les esclaves transportés sur les bateaux. Rediker cite celle du Ferrar Galley, où les prisonniers tueront même le capitaine. Ce soulèvement, célèbre dans le milieu marin, donna des idées de rébellion aux travailleurs de la mer.
Extrêmement bien documenté (journaux de bord, statistiques des échanges commerciaux, salaires des travailleurs, recensement des mutineries, etc.), Les Forçats de la mer nous montre les pirates sous un jour que l’on n’a peu l’habitude de voir : celle de résistants aux prémices du capitalisme, surtout sous l’une de ses formes les plus abjectes, le commerce d’esclaves, alors florissant. Sous la bannière du Jolly Rogers, ils déclenchèrent une crise impériale sans précédent en s’attaquant au commerce international et aux marchands privés.
Il en ressort également que comme pour beaucoup de travailleurs pauvres, la vie de ces hommes s’apparente plus à de la survie, comme l’affirme un prédicateur anonyme cité par le livre : « Les hommes des mers ne se comptent ni parmi les vivants ni parmi les morts. »
Les Forçats de la mer comblera aussi bien ceux qui veulent en savoir plus sur les luttes sociales à travers l’Histoire que les amoureux des histoires maritimes, même si, reconnaissons-le, il penche plus du côté de Ravachol et d’Émile Henry que de celui du commandant Cousteau.
Si, grâce à ce livre, l’on en sait beaucoup plus sur ces prolétaires flottants, il nous est toujours permis de continuer à les imaginer avec nos âmes d’enfants. Rediker l’écrit lui-même : ils « capturent le bateau de l’imaginaire populaire, et trois cents ans plus tard, ils ne semblent pas près de le rendre ».
Laurent Santi
Les Forçats de la mer :
Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain
1700 -1750
Marcus Rediker
Traduit de l’américain par Fred Alpi
Libertalia, 450 pages, 20 €
Domaine étranger Révolte sur mer
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Laurent Santi
Les marins et les pirates, pionniers des luttes anti-capitalistes, retrouvent un peu d’attention sous la plume de l’essayiste américain Marcus Rediker.
Un livre
Révolte sur mer
Par
Laurent Santi
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.