Fario N°9
Volontiers thématique (« Face aux machines », « La vie qui s’éloigne »), parfois tournée vers un auteur (« Saluer Julien Gracq »), Fario ne garde pas moins devant elle, et pour chacun de ses numéros, un espace vacant, ouvert à toutes les expériences. Celui-ci s’appelle justement « le livre ouvert ». Une multiplicité de voix s’y côtoie, et dessine, parfois, la rêverie d’un fil conducteur dont s’empare le lecteur comme d’une corde frêle. On peut voir dans cette nouvelle livraison comment l’ordinaire se glisse en chacun, fabrique des contes (Laurent Danon-Boileau), permet l’horreur ou en sauve, voire se transforme en l’habitus d’une communauté entière. Les pages du journal (septembre 1995) du premier séjour en Corse de W. G. Sebald, partie du chaînon manquant entre Les Anneaux de Saturne et Campo Santo, en témoignent, autant par les remarques sur les rites funéraires ancestraux (d’une précision ethnologique), que par celle de la découverte d’un village à l’abandon où un petit chien affamé le suit. Sebald lit L’Éducation sentimentale et les notes de Flaubert sur la Corse ; imagine Charles Bonaparte, le père de Napoléon, traversant les montagnes, assis devant un feu de camp ; évoque la désolation cendrée des maquis ravagés par le feu, des orages qui éclatent en des images, concède-t-il, « droit sorties de La Tentation de saint Antoine ». Depuis Dax, et de Nantes à Quimper, Cathie Barreau dit, en une phrase à l’étonnement parfois naïf, mais sans feinte, qu’un « livre triste et mal écrit lui donna la nausée ». Les chroniques de l’air du temps, féroces et doucement ironiques, de Thierry Bouchard, vous poussent, elles, à vous imaginer lire, derrière son épaule, les pages de Thomas Bernhard sur les prix littéraires dans une salle d’attente d’une clinique vétérinaire, ou à l’observation d’un père et de son fils béats devant les affiches de l’arrivée des « Monster trucks » à Saint-Laurent-de-la-Prée. Retenons également les notes raboteuses (« L’ordinaire », plus de cinquante pages), dites « nécessairement mal posées – comme des pavés disjoints », de Claude Mouchard. Sont évoqués, d’une sobriété bouleversante, autant un poème de Holan (« La Vltava en 1946 »), que l’ordinaire du camp soviétique que veut décrire Margolin dans son Voyage au pays des Ze-Ka. Plus loin, Mouchard jette cette phrase, quasi kafkaïenne : « et soudain follement libre dans la fluidité d’aller (…) s’écraser contre une vitre tendue pleine de lumière ou de nuit ? ». On fera aussi le lien entre les yeux du petit enfant accroupi, « bonnet de laine brun », et cet ordinaire, souvent dernier rempart d’une résistance contre l’abjection nazie, que donnent à lire les textes-témoignages d’écrivains juifs, ici tous originaires de Czernowitz.
Enfin, on pourra voyager : des photographies de Grégoire Pujade-Lauraine, construites sur le paradigme du défectueux, du différent, de l’irréconciliable et de l’irrésolu, aux poèmes du Chilien Jorge Teillier, comme autant de « films pluvieux qui arrivent de province ».
Emmanuel Laugier
Fario N°9
402 pages, 28 €
26, rue Daubigny 75017 Paris