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Chronique japonaise Combien de pouces voulez-vous qu’on vous coupe ?

novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138

Après quarante-cinq jours de présence en terre nippone, il faut bien se résoudre à entrer dans un salon de coiffure. Parlez-vous anglais ? Non, bien sûr. Mais on court chercher un employé anglophone au fond du salon et il me pose des questions précises, notamment l’une à laquelle je suis bien en mal de répondre : combien d’inches (pouces) voulez-vous qu’on vous coupe ? Avec les doigts, j’indique approximativement la longueur souhaitée. L’anglophone me laisse alors seul avec mon bourreau. Le contrôle de la situation m’échappe vite, le voilà qui dégage les oreilles, tranche les pattes et n’en fait qu’à sa tête… Au Japon, c’est après la coupe qu’on vous lave les cheveux. On vous allonge complètement, vous recouvre le visage d’une serviette, et cela commence. L’opération relève davantage du massage que du lavage. Les doigts du coiffeur entrent en action sur votre cuir, tapotent, malaxent, tambourinent, à croire qu’un mille-pattes fait un numéro de claquettes sur votre crâne. Quand Fred Astaire a terminé, vous êtes rendu à vous-même, sans avoir pu échanger avec lui autre chose que force courbettes. L’incurie des Japonais en langues étrangères vous a évité la causette traditionnelle avec le coiffeur : elle a donc du bon.
Je ne dévoilerai pas un secret en écrivant que les Japonais ont un niveau moyen d’anglais déplorable à l’oral, malgré les six ans de cours (au minimum) qu’ils ont suivis dans cette langue. Enseignement passif, centré sur l’étude de la grammaire et de l’écrit. L’oral est négligé. Aussi, quand vous avez un renseignement à demander, ou quand, dans un musée, vous aimeriez quelque explication en anglais, une pointe de découragement vous vient.
À trois jours d’intervalle, je suis allé par deux fois à Osaka, la première pour poser un pied dans le passé lointain, la seconde pour hasarder l’autre dans le futur. Tout d’abord, ce fut pour une représentation de nô, juste avant le passage du typhon 17. Acteur masqué, lamentos du fond des âges, malgré quoi j’ai piqué du nez plusieurs fois. Le nô vous plonge dans un monde où le temps s’écoule différemment. Les pas, les coups sur le tambour sont retenus. Les musiciens poussent de longs râles, après un coup de glotte. Le moindre geste a un sens. L’acteur de nô ne marche pas, il glisse, pivote sur lui-même. Il tient de l’automate. Dans la salle, aucun bruit. Pas de raclements de gorge, pas d’éternuements. Les Japonais d’aujourd’hui ne comprennent rien au texte déclamé, archaïque, et pourtant ils l’écoutent religieusement.
La seconde fois, Osaka, ce fut après le passage du typhon 17, dans un laboratoire de robotique où j’avais rendez-vous avec la scientifique Yukie Nagai, qui s’occupe de développement cognitif. Son équipe ne cherche pas à donner à ses créations l’apparence d’androïdes parfaits. Ce qui l’intéresse est d’apprendre au robot à s’adapter, à mémoriser de nouveaux comportements et, par exemple, à comprendre que tel ou tel élément, comme sa main, est une composante de lui-même. Pour l’heure, c’est déjà possible. Un robot qui se verra dans un miroir n’est cependant pas encore en mesure de se reconnaître. Les robots de Yukie Nagai sont de petits enfants apprenants. Ils sont en chemin vers le moi. Et leur « mère » me les présente : Neony, Synky, Kindy. Et puis CB², le célèbre CB², aujourd’hui vieux robot fatigué, énorme bébé gris proche de la retraite. Par mimétisme, il a appris des mouvements qu’on lui a montrés. Il a découvert de quelle manière se balancer, à quel moment déployer ses jambes pour prolonger l’oscillation. De près, inanimé, on dirait un mannequin bricolé. Mais sur une vidéo où je le vois se balancer, les mouvements des genoux et des jambes sont stupéfiants : le voici devenu quasiment homme.
Tout est dans le quasiment. Même devant les robots ressemblent parfaitement à l’homme, nous ne pouvons nous affranchir d’ajouter quasiment. Le roboticien Masahiro Mori a défini la notion de « vallée inquiétante », ou « vallée dérangeante », pour exprimer la réaction de trouble, voire de rejet qu’ont les hommes face aux petits défauts d’un androïde proche de la perfection : peau trop régulière, mouvements saccadés… Devant pareille « créature », l’homme pense à un certain moment ne plus être en présence d’un androïde et croit avoir à faire à un humain au comportement étrange.
Je reviens à Obama, qui m’intéresse à plus d’un titre. Dans ce port de pêche de la mer du Japon vit un couple qui fut victime d’un curieux enlèvement, en 1978. L’homme et la femme, qui avaient alors 23 ans, étaient sortis se promener sur la côte un soir de juillet. Ils projetaient de se marier en novembre de la même année. Mais des inconnus avaient interrompu leur promenade et les avaient poussés à bord d’un bateau. Le couple Chimura a passé les vingt-cinq années suivantes en Corée du Nord, avant de pouvoir être rapatrié. Comme d’autres Japonais, ils avaient été kidnappés par des agents du régime de Pyongyang et conduits en bateau en Corée, où ils ont enseigné à des espions comment devenir de parfaits Japonais et se couler dans la population nippone. Cette affaire m’intéresse. Je viens d’écrire à ce couple dans l’espoir de le rencontrer. Peut-être ai-je croisé les Chimura sans le savoir, le mois dernier, lors d’une fête de rues à Obama.
En plus des Chimura, il est un autre couple auquel j’aimerais rendre visite, sur l’île de Sado, vers Niigata. La femme avait été enlevée dans les mêmes conditions, durant l’été 1978 aussi, avec sa mère. En Corée du Nord, elle a épousé un déserteur américain, Charles Jenkins. Une étrange histoire, celle de Jenkins, que John Le Carré n’aurait pas osé concevoir. J’y reviendrai. Je sais qu’aujourd’hui, Jenkins vend des biscuits à la boutique du musée de Sado. L’indice devrait me suffire à le retrouver. Je tiens à voir ce déserteur qui, une fois en Corée stalinienne, interpréta bon gré mal gré des rôles de méchant Américain dans certains films de propagande.


Éric Faye

Combien de pouces voulez-vous qu’on vous coupe ?
Le Matricule des Anges n°138 , novembre 2012.
LMDA PDF n°138
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