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Quartier libre L’âge du capitaine

mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181 | par Xavier Person

On connaît ça par cœur. Il y a des moments, c’est désagréable, rien ne vient. Un blanc. Le nom qu’on cherche, on ne l’a même pas sur le bout de la langue. Plutôt au fond de la gorge. Ça va me revenir, etc. Il faut que je pense à autre chose. Chute libre. Cela m’est arrivé il n’y a pas longtemps. Un ami me demandait des conseils de lecture en poésie, quelque chose de récent. Il en lisait un peu, il aurait bien aimé en lire plus. On ne se sent pas seulement idiot à ce moment, on l’est vraiment, bouche bée, esprit béant. J’ai la mémoire de ce dont je ne me souviens pas, j’ai déjà lu ça quelque part. Je me souviens d’un oubli. À l’endroit du trou de mémoire, à la place du nom manquant on sait ce qu’il y a, cf. Freud, vertige de la mort, c’est ce que je ne veux pas voir que cache l’oubli d’un nom.
Mais que veut dire l’oubli du nom d’un poète ? J’ai perdu la mémoire de la poésie ? À Buchenwald, Jorge Semprun pour accompagner la mort d’un ami lui récite un poème de Baudelaire. À l’oreille de l’agonisant, dans le châlit du block 56, il murmure : « Ô mort, vieux capitaine, il est temps levons / l’ancre…  » On connaît ça par cœur. En guise de prière, à la place de l’oubli des mots de la religion qui n’a plus lieu d’être, vient aux deux amis le souvenir d’un poème. Là où il n’y a plus rien à dire la poésie se rappelle à leur mémoire. Le XXe siècle aura pourtant été le siècle de l’absence, on a lu Gérard Wajcman, L’Objet du siècle. Carré blanc sur fond blanc. Circulez, il n’y a rien à voir. Ce qui a lieu n’aura jamais eu lieu, c’était le rêve des nazis. La chambre à gaz comme machine à oubli. Les souvenirs partent en fumée.
C’est compliqué. La mémoire, aujourd’hui on la confie à la machine. Je tape sur mon smartphone les premiers vers de Baudelaire pour me rappeler la suite du poème. Je me souviens que je ne connais presque plus rien par cœur. Je ne connais par cœur que le rien, c’est idiot. Je me sentirai idiot à la mort d’un ami. Cette mort fera un trou dans ma mémoire. L’autre jour, au moment de citer le nom d’un poète à cet ami, rien ne venait que ce rien, mais pas n’importe lequel, un rien poisseux et gris, un peu honteux, intime, presque indécent. Je cherche à me souvenir du poème de Baudelaire et me revient en mémoire une scène de Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa. Je ne pense pas à cette scène fameuse où les deux amis cherchent à construire à toute vitesse une cabane sur la glace pour échapper à la tempête qui menace. Je revois plutôt le moment où le vieux chasseur appelle le jeune officier russe dans la forêt : « Capitan, Capitan !  » Réciter un poème pour accompagner la mort d’un ami, faire une cabane pour continuer à raconter une histoire à un enfant quand vient la fin du monde, appeler en vain un ami disparu dans la forêt, etc.
Je n’ai pas aimé ce moment où je n’ai pas su quoi dire à cet ami qui me demandait quel poète lire aujourd’hui. C’est idiot de ne pas se souvenir d’un poème, en même temps on en est là, ce serait idiot de ne pas l’admettre. La poésie, j’y pense puis j’oublie ? Je pense à la poésie pour ne pas oublier ce que j’ai oublié avec l’oubli d’un poème ? Je ne sais pas. Cela va bien finir par me revenir. Cela dure le temps que rien ne vienne. C’est long. Je ne lis plus beaucoup de poésie mais là, quand même, je pensais bien à un poète, mais lequel, rien, impossible de me souvenir de son nom. Blanc total. Faire du ski dans un puits ? Ramer dans le néant. Que puis-je lire aujourd’hui, me demandait cet ami et je lui répondais rien. Au fond je ne sais plus répondre à cette question. J’ai beaucoup lu de poésie, j’ai tout oublié ? J’ai oublié ce que la poésie peut encore pour ma vie ? Un poème m’a oublié ? Capitan, Capitan !
Souvenons-nous, le camp de Buchenwald se trouvait aux portes de Weimar, à deux pas de la maison de campagne de Goethe. Le jour où un officier américain emmène Semprun visiter cette maison, ce qui frappe le jeune survivant c’est le chant des oiseaux, leur bruissement joyeux, trilles dans les ramures, etc. Il parle d’un dégel soudain et de sa joie stupéfaite d’entendre les oiseaux après leur absolu silence à Buchenwald, cette assourdissante disparition des oiseaux qui tous avaient fui l’odeur du crématoire. Je vous parle de ce silence et je me souviens de Dersou Ouzala. Tout autant qu’à la bouleversante amitié entre les deux hommes perdus dans la Taïga russe, c’est le souvenir du bruissement de la bande-son qui me revient d’abord si je pense à ce film magnifique, toute cette vie sonore exubérante, pépiements, invisible vitalité de la nature. Je vous raconte ça et au fond, si j’essaie de me représenter ce glacial silence à Buchenwald, c’est au silence qui précède un tsunami que je pense, à ce sidérant mutisme avant la catastrophe. Ne me demandez pas pourquoi je pense à ça maintenant.

L’âge du capitaine Par Xavier Person
Le Matricule des Anges n°181 , mars 2017.
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