Tout comme leur romancier de géniteur, les personnages de Denis Johnson oscillent, de façon troublante, entre la détresse et une assez naïve foi en la vie : tous cultivent des accointances quotidiennes avec la perdition, ou plutôt la déréliction, tout en préservant intact leur enthousiasme face à la spontanéité des sensations qui les traversent. Un mélange de désespoir et d’innocence, et, toujours, ce pouvoir de s’étonner qui fait de certains hommes de perpétuels narrateurs. Assis à la table de la cuisine en compagnie de sa femme et d’une tasse de café : « Elaine : elle est menue, svelte, très brillante ; des cheveux gris coupés court, pas de maquillage. Une bonne compagne. À tout moment – la seconde suivante – elle pourrait être morte. » Il serait facile, mais erroné, de prétendre que le thème traversant de ces nouvelles brillamment traduites par Brice Matthieussent (la mort en elle-même et, surtout, l’autodestruction qui la précède) a quelque chose de prémonitoire, tant l’œuvre de Johnson se place, dans sa globalité, sous l’ombre de la faucheuse. Ici, pourtant, intervient quelque chose de beaucoup plus intime que dans les polars qui ont fait sa notoriété – les tarantinesques Personne bouge et Déjà mort en particulier. Une sorte de stupéfaction permanente de l’écrivain devant les émotions qui l’empoignent, même lorsqu’elles ne sont pas provoquées par les substances chimiques qu’il affectionne. « Ce matin, j’ai été assailli d’une telle tristesse face à la rapidité de la vie – la distance parcourue depuis ma jeunesse, la persistance d’anciens regrets, la découverte de nouveaux regrets, la capacité de l’échec à s’épanouir en formes inédites – que j’ai failli bousiller la voiture. » Car les héros pas très héroïques de ces cinq nouvelles, qu’ils soient publicitaires ou professeurs de poésie, fraîchement débarqués à Manhattan ou moisissant dans un centre de désintox (« la casse des gens qui ont bousillé leur âme »), partagent avec l’auteur un même goût pour l’ivresse sous toutes ses formes (Johnson a sombré dans l’alcoolisme à 14 ans). C’est le cas de Mark Cassandra, surnommé Cass, un trentenaire alcoolique en voie de rédemption, qui du fond de son immense solitude rédige des lettres sans queue ni tête à ses amis, sa famille, ses psys, Satan. Son besoin urgent de consolation est sans remède. Reste l’épanchement, l’introspection, dans un chaos épais de souvenirs, d’accusations, d’appels à l’aide, jusqu’à cette assertion finale : « Voilà ce qu’on lira sur ma pierre tombale : Je devrais être mort. »
Denis Johnson possède le talent exceptionnel de savoir se placer entre l’ombre et la lumière exactement. La noirceur du monde contemporain, avec tout ce que la société américaine comporte de violent, humainement parlant, est dédramatisée par le recours virtuose à l’humour, et pas seulement noir (la rencontre, qui ressemble fort à un souvenir de jeunesse, entre le narrateur défoncé au LSD et le chef du service d’orthopédie qui le prend pour cobaye devant un parterre de carabins médusés est l’un des temps forts du recueil). Pas étonnant lorsque l’on sait qu’il eut pour professeur de littérature Raymond Carver. « Certains de mes pairs me croient célèbre. La plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler de moi. Mais il est agréable de penser qu’on a un certain talent, qu’on sait produire un effet. Un jour, j’ai raconté une histoire de fantômes à des enfants et l’un d’eux s’est évanoui. »
Dans la plus émouvante de ces nouvelles, cyniquement intitulée « Triomphe sur la mort », la disparition d’un vieil ami est l’occasion pour le narrateur de se remémorer la mort d’un autre, dans une sorte de funèbre carambolage. Le récit des derniers moments de Darcy est poignant, il signe la fin d’une longue amitié mais, surtout, il est un miroir sans concession de notre propre disparition. « Peu importe. Le monde continue de tourner. Il va de soi pour vous qu’au moment où j’écris ces mots, je ne suis pas mort. Mais je le serai peut-être quand vous les lirez. » La plus véridique peut-être de toutes ses intuitions. Denis Johnson s’est éteint en mai 2017.
Camille Decisier
La Générosité de la sirène, de Denis Johnson
Traduit de l’américain par Brice Matthieussent,
Christian Bourgois, 220 pages, 20 €
Domaine étranger Dernier soupir
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Camille Decisier
Polytoxicomane repenti, Denis Johnson laisse une œuvre foisonnante, et, en guise de testament, un recueil de nouvelles bouleversantes.
Un livre
Dernier soupir
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.