La Moitié du fourbi N°8 (Instants biographiques)
Pourquoi vouloir me dire ? Quelle impudeur à se dire ? Et que dire de moi ? Dois-je tout dire ? Raconter des fadaises ? Rajouter de la fiction ? Tout en parlant de tout autre chose est-ce mieux me dire ? Ou encore médire ? Pour son huitième numéro, La Moitié du fourbi, revue qui combine « littérature et appels d’air », dirige sa focale sur les instants biographiques : vingt-deux témoignages, essais, nouvelles, poèmes, romans graphiques, reportages photographiques…
Pablo Martín Sánchez, dont le dernier ouvrage L’Instant décisif (La Contre Allée, 2017) nous avait émus, est le premier écrivain espagnol oulipien. À la manière de Georges Perec dans « Je me souviens », il dresse un portrait en creux de l’immense Cortázar tout en ne parlant… que de lui. À noter que l’auteur de Marelle avait refusé d’intégrer l’Ouvroir de littérature potentielle au prétexte qu’il était dépourvu d’une démarche politique affirmée. Tout aussi subtil, le texte d’Éloïse Lièvre sur les inventaires après décès où « les livres tiennent une place particulière » car ce ne sont pas des objets comme les autres. « Nos livres sont la vie écrite, la vie à l’état écrit. La bibliothèque est une (auto)biographie. » Ainsi l’inventaire de Marivaux, riche en linge et autre mobilier, s’avéra pratiquement dépourvu d’ouvrages écrits. Quant à ceux de Molière, ils paraissaient paradoxalement « ternes, excessivement romains, sérieux ».
Nicolas Rozier revient, lui, sur ce matin du 2 février 1947 où Antonin Artaud visita au pas de charge l’exposition Van Gogh au musée de l’Orangeraie. Quelque temps plus tard naîtra Van Gogh, le suicidé de la société. Confrontation, passe d’armes, effet de miroir ? « À mesure qu’il nous la rend plus touchable, élémentaire, et toujours d’un amour en avance, Artaud s’effraie de la démesure de Van Gogh. » Fort docte, « J’y vais pas », le texte d’Hughes Leroy, nous entraîne dans le sillage d’Achille et de ses hésitations entre Iliade et Odyssée. « Deux destinées – deux Kères – ont été proposées à Achille : mourir vieux, dans sa patrie, oublié de tous ; ou bien mourir jeune, devant les murs de Troie, pour une gloire immortelle. » Émouvante, « La fille du bois » d’Anne Maurel mêle les souvenirs de tranchée de son grand-père et le Nadja de Breton. « Les surréalistes ont voulu tourner la page de la Grande Guerre. Ils ont opposé à la mort en masse, et anonyme, leur confiance exaltée dans la singularité de chaque existence vécue poétiquement. » Convoquant tout à la fois l’écuyer Gourdoulou du Chevalier inexistant de Calvino, Jean-Christophe Bailly, Édouard Levé ou encore Chateaubriand et son dernier texte Vie de Rancé, Frédéric Fiolof raconte comment la mère de Raymond Federman fait de lui un écrivain, en lui intimant de se taire par un chut salvateur au moment où la Gestapo l’emmène. « Suspendu à un mot au-dessus du vide, rivé au silence, il a su opérer le renversement radical auquel il avait été secrètement invité. »
De l’entretien croisé entre Arno Bertina et Alban Lefranc, à la mort ritualisée de Mishima décrite par Zoé Balthus, aux trois uniques photos du grand-père d’Hélène Gaudy, disparu en déportation, en passant par les entretiens d’écrivains américains de The Paris Review analysés par Julia Kerninon, tout est extraordinairement bon, passionnant, exaltant, superbement mis en page dans ce fourbi du moi où il n’y a vraiment rien à jeter.
Dominique Aussenac
La Moitié du fourbi N°8
22, rue Pablo-Picasso 93000 Bobigny
114 pages, 14 €