Nicolas Richard, le traducteur, a choisi d’intituler ce recueil Péquenots pour dire Grits, un néologisme dont l’auteur de La Foire aux serpents serait peut-être l’inventeur. Les grits sont ces ploucs typiquement américains, alcooliques et violents, sales et à moitié tarés, tels que les a mis en scène John Boorman dans Délivrance, la sublime et terrifiante adaptation du non moins sublime et terrifiant roman de James Dickey. Toutefois, si tous les deux sont des écrivains du Sud, nés en Géorgie, ils ne partagent pas tout à fait la même vision des choses.
Sans doute est-ce dû à leurs positions sociales : alors qu’avant de devenir écrivain et de mener une carrière universitaire, Dickey a grandi dans un milieu aisé, Harry Crews est né, comme il l’écrit dans Des mules et des hommes, son autobiographie, « au bout d’un chemin de terre », dans une famille misérable, avec une mère alcoolique et un beau-père à la main leste. Le corps meurtri par la polio et la chute dans un chaudron de graisse bouillante, il s’est engagé à 17 ans dans les Marines, a combattu en Corée, puis, revenu à la vie civile, a préféré prendre la route à moto plutôt que de suivre des études. Les petits boulots, la prison et les bagarres lui ont certes fourni la matière à ses romans aussi noirs que violents et déjantés, mais lui ont aussi permis de développer une certaine tendresse envers ces marginaux. D’ailleurs, la gueule cabossée qui apparaît sur la photo de couverture n’est pas celle d’un quelconque grit, mais celle d’Harry Crews lui-même : aucun doute, il était bien l’un des leurs. Lui-même écrit dans l’un de ses articles qu’il est devenu un bon écrivain lorsqu’il a cessé d’avoir « honte d’être un fils de métayer » et a accepté d’être « le péquenot que je suis et serai toujours ». C’est sans doute pourquoi les éditeurs ont choisi d’ouvrir ce volume avec un article sur la vasectomie dans lequel l’écrivain se met lui-même en scène dans une situation peu flatteuse…
S’inscrivant dans la lignée du journalisme gonzo initié par Hunter S. Thompson, Harry Crews n’hésite pas à payer de sa personne. Au cours de ses pérégrinations, seul ou en compagnie de ses amis, Charné et Dog, l’auteur rencontre tout un tas de personnages aussi singuliers que paumés : un homme traumatisé depuis son enfance par le lynchage d’Alice (dont on finira par apprendre qu’il s’agissait d’une éléphante), des femmes obèses assouvissant leurs désirs au vu de tous dans des pickups, des familles isolées dans les montagnes à la langue à peine compréhensible, des pécheurs alcoolisés réglant leurs différends en duels de pickups, des freaks, etc. Et si pour nouer le contact, il faut s’enfiler bières sur bières, vodkas sur vodkas, fumer des joints ou escalader à mains nues et sous acide des falaises, eh bien tant mieux. Harry Crews croise également la route de péquenots de son espèce, c’est-à-dire d’hommes qui, bien qu’ayant réussi, restent à la marge : des jockeys, des directeurs de revue et des acteurs comme Robert Blake ou Charles Bronson. Le premier qui a incarné à l’écran l’inspecteur Baretta livre un regard désabusé sur Hollywood, alors que le second, un « gars franc du collier, capable de vous arracher les couilles si nécessaire », parfaitement conforme aux personnages qu’il incarne, est en quelque sorte le double de l’écrivain : un homme froid et solitaire, revenu de tout, et par conséquent effroyablement humain.
Avec ces chroniques, Harry Crews brosse le portrait d’une Amérique des laissés pour compte, des rebuts de l’american way of life pour qui, comme il l’écrit dans son autobiographie, « survivre est suffisant comme triomphe ».
Éric Bonnargent
Péquenots, de Harry Crews
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard
Finitude, 320 pages, 23 €
Domaine étranger On dirait le Sud
novembre 2019 | Le Matricule des Anges n°208
| par
Eric Bonnargent
Des chroniques parues en 1974 et 1977 dans Playboy et Esquire permettent de découvrir une autre facette de l’œuvre d’Harry Crews.
Un livre
On dirait le Sud
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°208
, novembre 2019.