A Jean-Luc Herman
Le journal s’ouvre et se referme, un peu comme une fleur, le mot est trop tendre, mais sur quelle vie ? Ce que l’on pense, ce que l’on évite. Trop de bruit. Ecrire en étant contrarié par la petite rumeur de l’autre. Ecrire comme par distraction, en tapotant nerveusement sur la page, avec ses os, ses nerfs, alors c’est illisible, toujours.
Refuser les noms propres, les synonymes, les compromis. Il y a trop de présence dans les êtres, une sorte d’indécence, la vie.
La révélation n’est qu’un peu de vide dans la tête, dans les mains, et quand on saisit l’instant, il tinte, il résonne d’une voix entière.
Nous creusons la ressemblance, jour après jour, patiemment, quand tout à coup elle arrive, et sa main caresse toutes nos racines. De ce mouvement surgit une beauté, un fourmillement bref laissant glisser une autre mise à vide devant nous. Au-delà qu’avons nous fait, sinon déchirer le silence, les yeux fermés.
Liège. Cirque divers. Une sorte de plante verte grimpante vient de finir la bière du visiteur. Personne ne s’en exclame.
Monsieur, une rose ?
Non, merci.
Le Pakistanais sait qu’il a devant lui une ribambelle d’autres non. Et que d’un client à l’autre il emporte sinon de l’argent, au moins des regards agacés comme une petite revanche sur l’air froid du dehors. Le visiteur est en fait un peintre qui a vécu dix ans en roture, ce quartier étrange, de vieilles rues et de forces obscures.
Monsieur, une rose ?
Non, merci.
La petite rousse qui est en face de lui, ex infirmière sans frontières réfugiée aujourd’hui dans le no man’s land d’une vieille bâtisse mi-bois mi-brique qu’elle s’acharne à restaurer, parle de tout ses yeux, de tout son visage.
A ce moment-là, le peintre n’entend pas : il voit les couleurs qu’il a jetées pleine page, au pinceau, des rouges, des bleus, des jaunes, sur des tempera, des papiers marouflés, mais il n’ose en parler ici.
Monsieur, une rose ?
Non, merci.
Il voit affluer d’autres corps et le seul indice qu’il puisse rejoindre en lui est cette couleur unique, recouvrant se vie comme un peu d’espace, un peu de pureté ? en tout cas une lumière qui apaise dans ces ruelles étroites où rire hurler halluciner sont les seules éclaircies.
Monsieur, une rose ?
Non, merci.
Jane, parce que Jeanne avec deux n et un e elle déteste, parle parle jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais elle ne meurt pas, ses yeux attrapent au passage le bonheur de se jeter dans le vide, de savourer une petite mort qu’elle n’a pas connue là-bas, alors qu’elle recousait des bras, des mains, des jambes et que pour savoir quelle décision prendre certains jours, elle consultait le Yi-King (le seul livre qu’elle a emporté et qui une fois a failli s’effacer sous l’effet d’un champignon) comme d’autres font l’amour ou interrogent un amant de tout leur corps, de tout leur cœur.
Monsieur, une rose ?
Non, merci.
C’est quand il ne se passe rien que la nuit en profite et se glisse sournoisement dans les mots, les ventres, dans l’intimité la plus inaudible. Les gens vont et viennent, font des courants d’air, on pourrait croire que l’instant va se briser, glacial, mais il est là, à se refléter sur les murs, les tables, en sueur. La lumière des lampes est assise dans une folie tranquille.
Le visiteur aimerait acheter une rose. Il y pense. Fouille avec sa main sa veste rouge, comme s’il retournait son propre sang, ne trouve qu’un ticket sur lequel il a griffonné quelque chose, ça le distrait, mais pour l’instant ne regarde ni sa montre ni le petit mot, par peur d’être maladroit, impoli.
Jane se lève, rien ne peut l’en dissuader. Un appel est venu de loin, d’ailleurs, et va la prendre pour l’efermer encore dans cet amour qu’elle a de la blessure.
Personne ne l’a vraiment remarquée, personne ne parlera d’elle. Sinon le peintre sans mots, sans roses, avec ses couleurs malaroites, géantes, ses grands papiers dressés dans l’espace comme des fauves, des drapeaux, des lettres d’amour, des étoiles oubliées.
Monsieur, une rose ?
Il est tard. Le garçon empile les sorcières, et balaie. La salle est vide. On entre les dernières chaises. Sur la table, une rose froissée, quelques pièces de monnaie, et un morceau de papier avec ces quelques mots
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Nouvelles Le harcèlement des roses
Né en 1954 à Le Quesnay, dans le Nord, Dominique Sampiero vient d’obtenir le prix de poésie Max-Pol Fouchet pour son recueil La Vie pauvre paru en fin d’année dernière aux éditions de la Différence et dont nous nous étions fait l’écho dans notre dernier numéro. Depuis 1985, Dominique Sampiero a publié une dizaine d’ouvrages chez de petits éditeurs, dont A prononcer doucement (Encres vives), La Pluie est un rosier (Cahiers de poésie verte) qui a reçu le prix Troubadour et Terre pour une légende qui n’en a plus (Cheyne Edition)…