Les lecteurs de Michaux se souviendront sans doute du nom de Jean-Pierre Martin (né en 1948), puisque José Corti publia de lui l’année passée un important essai (cf. MdA N°7) sur l’auteur de La Nuit remue. D’autres, fidèles à La N.R.F., auront découvert sous l’essayiste, professeur de lettres à Lyon, l’écrivain, puisque c’est dans ses pages que parurent différentes partie du Piano d’Epictète. C’est également un romancier qui se découvre avec Le Laminoir. Ce livre est le pan entier d’une mémoire arrachée aux enthousiasmes et à la fièvre de 68. Tout part du jeune Simon, touché par la vision avant un cours à la Sorbonne de la Madone des Métalos. Tout, c’est-à-dire les livres brûlés, « les amitiés industrielles », les bals ouvriers, les coups de boule et les rixes, les improvisations emphatiques en attendant l’embauche, le bombage des murs d’usines de joyeuses inscriptions, jusqu’au laminoir des chantiers navals, « la noblesse du prolétariat », jusqu’au temps de la détention qui lui vaut ce bel aphorisme : « un mois de vacances = un mois de prison ». Tout, jusqu’à ce que ce Simon prenne congé. Il n’y a pas pourtant de chant funèbre à ce mémorial : « un disparu qui n’est pas tout à fait mort ». C’est là l’ironie, l’anachronisme de ce roman.
Quant au Piano d’Epictète, il voudrait rejoindre par le swing des mots une légèreté, inscrite au quotidien, mêlée elle-même à la sagesse sans illusion des comptoirs de café. Toutefois, ce que Jean-Pierre Martin voyait dans la littérature être « un langage musical et traversier, une nostalgie de la pensée, une philosophie sans terme d’emprunt, une manière de retrait, une faille dans la muraille de l’Histoire, une brocante à la sagesse, un dehors de la contrainte, de la langue morte et du savoir arrogant », tout cela s’est pour lui étiolé, est parti en poudre. Désormais, Le Piano d’Epictète entend répondre à « l’écrasante majorité parlante des gourmets de la phrase et du mot », soit aux « défenseurs et illustrateurs de la pureté linguistique ». Mais à quoi, au juste, Jean-Pierre Martin s’attaque-t-il tout au long de ces pages ? Et cette manière de convoquer la métaphore légère et fluide, de lier le quotidien à la pratique de l’écrivain - comme rappeler que, du fromage au livre, « L’Œuvre du caillé se fera dans la solitude » -, que vise-t-elle ? Non pas quelques adversaires imaginaires, mais ceux qui embaument « la langue morte pour l’affubler d’un suaire décent », ceux qui veulent vous montrer, « à coups d’apophtegmes », de « tranches de savoir », que le « pouvoir est au bout de la langue », alors qu’il s’agirait de rejoindre, sans palabres, sans matraquage élitiste, « la bonne vieille concrétion langagière », de ramasser « ce qui traîne dans la langue » - dixit Roland Barthes -, d’entrer, donc, dans ce tas de la langue commune, « polyglotte, lumpen, péripatéticienne, exilée, solitaire, saltimbanque », celle-là « qui erre depuis des lustres dans les rues, pérégrine autour de l’Acropole (…), fréquente les bas-fonds de la pensée édifiée ». Ainsi, entre la cuisinière et l’écrivain, un pianiste de jazz, le rêve d’un esthète « d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’un téton dans l’austérité du texte », un véritable petit traité du lieu commun, un lecteur dont la boîte aux lettres se remplit de messages de Perros, Héraclite et Michaux, etc., restent des coups de reins ironiques, une écriture légère qui pratique l’art du décalage et veut « recueillir la prose d’un café », ramasser les éclats de parloir et de parlure, cette cuisine de la langue à laquelle on n’échappe pas. Bref, un ton, vivant, singulier, rageur et décapant.
Le Laminoir et
Le Piano d’Epictète
Jean-Pierre Martin
Champ Vallon
207 pages, 110 FF
et José Corti
130 pages, 85 FF
Domaine français C’qu’on est peu d’chose
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Emmanuel Laugier
Avec Le Laminoir, son premier roman, et Le Piano d’Epictète Jean-Pierre Martin entend retrouver une littérature ancrée dans le bruissement quotidien du monde.
Des livres
C’qu’on est peu d’chose
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.