Une petite partie du public français découvrit tout d’abord ce roman historique écrit en 1960 au travers de son adaptation cinématographique, une super-production bulgare présentée en 1988 au festival de Cannes sous un nom approximativement traduit du titre original (Vreme razdelno) : Temps de violence. Adaptation fort contestable d’un point de vue artistique -la profondeur et l’humanisme de l’œuvre d’Anton Dontchev y laissaient place à un grossier schématisme- et plus encore d’un point de vue idéologique, puisque le tragique épisode historique qui sert d’argument au récit -l’islamisation forcée d’une vallée bulgare au XVIIème siècle- fut localement utilisée comme justification a posteriori de la campagne de bulgarisation des noms turs menée à partir de 1984 par le régime communiste.
La parution des Cents Frères de Manol permet donc enfin d’apprécier la juste et haute valeur de ce livre qui revêt à la noire lueur du génocide bosniaque un surcroît d’actualité. Comment, en effet, ne pas établir un parallèle entre les sinistres théories des purificateurs etniques actuellement actuellement à l’œuvre en ex-Yougoslavie, et le dogmatisme d’un Pacha résolu soit à convertir par la violence, soit à exterminer toute une population, rompant ainsi un équilibre précaire entre différentes communautés : Bulgares orthodoxes, Pomaks (Bulgares de religion musulmane), Yürüks (bergers turcs établis en Bulgarie), sous l’autorité problématique d’un aga (seigneur), descendant des Boyards de l’ancien royaume bulgare et ouvrant le temps de toutes les ruptures(1), le cycle sans fin des violences et contre-violences ? Même litanie de massacres, de viols et de pillages, même cynisme des tyrans qui s’efforcent de détourner les critiques à l’encontre de leur dictature par l’expansionnisme et la surenchère nationaliste, principe énoncé en ces termes par l’un des personnages : « Combats à l’extérieur pour ne pas avoir à combattre à l’intérieur. »
Le drame historique que constitua l’assujettissement de la Bulgarie à l’Empire ottoman et la fracture -plus tard confirmée et aggravée par les partitions de la Guerre froide- qui s’ensuivit avec son environ-nement naturel, celui de l’Europe méditerranéenne, se trouve fréquemment exprimée de manière directe : « Souvenez-vous que le Rhodope domine le littoral de la Méditerranée, et que nul ne peut être maître de la mer sile littoral ne lui appartient pas. » Ou allégorique : « Le vent souffla du sud et nous tournâmes nos viages contre lui. par temps clair on aperçoit au sud le mont Ipsarion sur l’île de Thasos, la citadelle vénitienne de Kavalla et le mont Athos. On perçoit même parfois le scintillement de la mer Egée (…). A présent les incendies coupaient le Rhodope de la plaine égéenne et de la mer. »
De même, le choix d’une narration organisée autour des fragments croisés de deux manuscrits, l’un rédigé par un moine bulgare, l’autre par le comte français passé de la cour de Louis XIV à celle du spahi Karaïbrahim après sa capture durant le siège de Candie, entend rappeler qu’un autre fil historique se rompt durablement en cette fatale année 1668, celui qui unit deux des plus anciens pays d’Europe et qu’attestèrent plusieurs siècles auparavant la commune inspiration du catharisme occitan et du bogomilisme bulgare.
Tout à la fois roman historique, déclaration d’amour à une des plus belles régions de Bulgarie -le massif du Rhodope- et œuvre métonymique où le destin d’une nation vaut pour celui de l’ensemble des Balkans, ce roman-fleuve n’évoque rien moins que Capétan Michel de Nikos Kazantzaki.
Les cent Frères de Manol
Anton Dontchev
Traduit du bulgare par
Ivan Evstatiev Obbov
Actes Sud
480 pages, 168 FF
Domaine étranger La croix et la manière
juin 1995 | Le Matricule des Anges n°12
| par
Eric Naulleau
Islamisées au fil du yatagan, les montagnes bénies des Dieux en vinrent à abriter une vallée de larmes. Les cent Frères de Manol d’A. Dontchev.
Un livre
La croix et la manière
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°12
, juin 1995.