Avec La Tribu perdue, Yves di Manno pose la question d’un héritage supposé de l’œuvre d’Ezra Pound. Le titre, en se référant directement aux « mots de la tribu » de Mallarmé, vise ironiquement les simplifications dans lesquelles est enfermé ce poète américain, né en 1885 dans l’Idaho. Mais le nom de Pound, associé immédiatement aux Cantos, se mêle aussi aux contradictions d’un homme qui fut le défenseur du régime mussolinien, le violent opposant de l’Amérique de Roosevelt, ce qui l’amena à être inculpé de trahison par le tribunal de Colombia en 1943. Pound apparaît tour à tour comme un bouc émissaire et un martyr. Cette vision construit les malentendus qui courent sur cet éternel exilé que la vie entraîna à Londres, Paris et fréquemment en Italie. Recentrer l’œuvre d’Ezra Pound, cela tient pour Yves di Manno de l’impératif.
C’est donc à partir des années 20 que les projets essentiellement littéraires de Pound laissent la place à des théories politiques, des positions pour le moins difficiles à tenir, comme « son admiration inconditionnelle (…) du régime fasciste -sans parler du « coup de chapeau » à l’engagement pro-hitlérien de Wyndham Lewis ». Que ces positions se soient radicalisées parce que son œuvre poétique, malgré ses remises en question de la prosodie classique, sa « redéfinition d’un chant commun », fut ignorée, Yves di Manno ne cherche pas à nous le prouver. Bien au contraire, il s’agit pour le traducteur des Cantos et de La Kulture en abrégé (1937) de montrer, en éclairant aussi les malentendus qui servirent à assimiler le travail de Pound à un pur « formalisme », qu’il n’y a pas « de tri à opérer (…) entre le bon grain et l’ivraie de son œuvre », mais que « ses choix politiques (…) sont indissociables de son engagement littéraire antérieur (…), même s’ils en sont, indéniablement, la perversion ». Pound, traducteur de la poésie chinoise, découvreur de Williams, Joyce, Eliot et Hemingway, ne conçut ainsi le travail poétique que dans le projet d’un « chant commun », sans cesse en lutte contre la « décadence ambiante » de son siècle. Et c’est dans ce projet total et totalisant qu’il s’aveugla, avant de revenir, sous le coup des arrestations, de son extradition et des menaces d’exécution, à « l’urgence de son écriture initiale », c’est-à-dire à la poésie.
La Tribu perdue
Yves di Manno
Java édition
80 pages, 60 FF
Poésie Poundémaniaque di Manno
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Emmanuel Laugier
Un livre
Poundémaniaque di Manno
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.