Cap-Breton, pointe Ronkin, Cape Spear, Nouvelle-Écosse, mais ici pas d’invitation au voyage. Alistair MacLeod n’a rien d’un vendeur de rêves et ses espaces de bout du monde ne promettent pas une vie de cocagne. « Le vent hurlait autour de la maison et la neige, aussi dure que des aiguilles, boursouflait le port couvert de glace, et les poignées de porte glissaient de la main des gens s’ils ne s’y cramponnaient pas comme on s’accroche à la vie ». Voilà à peu près pour le décor. À peu près car il faudrait encore dire quelques mots de la pluie battante qui brûle les joues, du blizzard, des tempêtes, du silence de ces terres qui portent leur « mélancolie sauvage de trois cents ans ». Et en surface aussi bien qu’en-dessous, où un univers bien plus hostile malmène les autochtones : l’univers des mines, de l’eau qui suinte des murs, de l’air vicié, des rats, des odeurs d’urine et de vêtements jamais lavés, des explosions meutrières. On grelotte, on suffoque, on serait prêt à jurer qu’à côté de MacLeod Zola est vraiment divertissant.
Mais le pire reste encore à venir. Le froid, c’était juste pour planter le décor. Il y a aussi la nuit. Dans un coin, une femme tricote ; près de la fenêtre, un homme regarde la pluie tomber sur la mer, en silence évidemment seule une bouilloire siffle près du poêle. Dans les trois pièces voisines, six enfants dorment de leur sommeil d’enfant, mais le septième, l’aîné de la famille, s’apprête à quitter « cette terre de douleur et de peine » comme le dit si bien la chanson. Un aîné de dix-huit ans, dans l’urgence du départ : « J’ai décidé que n’importe quel endroit, ou à peu près, sera mieux que celui-ci avec ses mines usées et ses maisons noircies de fumée ». Et il a bien raison : là-bas, même Job n’aurait pas survécu.
Il n’est donc de survie que dans la fuite. Mais face à la tentation de l’exil, face à l’appel de l’Ailleurs, deux générations s’affrontent. Celle, jeune, qui « commence à comprendre combien c’est difficile d’être adulte et combien c’est effrayant aussi » et l’autre, plus âgée, qui sait « qu’on peut pas faire autrement que rester pour toujours quand on est installé ici ». Un affrontement titanesque qui oppose aux rêves des uns l’atavisme des autres, et qui en impose par l’épaisseur de son silence. Car sur ces terres, « Le simple fait de dire s’avère compliqué ». C’est que communiquer demeure malaisé entre ceux qui ont de l’instruction et ceux qui sont presque illettrés, qui imaginent que Dieu punit ceux qui passent leur temps à lire et qui considèrent le verbe « étudier », « quel que soit ce qu’il [peut] englober, [avec] un profond respect proche de la crainte ». Alors, puisqu’il est impossible de parler, puisqu’il est impossible de s’entendre, il reste le refuge dans le passé, l’évasion, le voyage, ou la mort.
Les nouvelles de MacLeod ne cherchent qu’à appréhender la réalité, et elles offriraient au lecteur un peu de boue si la matière promettait de mieux témoigner que les mots. Pour la deuxième fois traduit en France après les nouvelles de Les Hirondelles font le printemps (1994, Éd. L’Instant même), ce Canadien qui flirte avec la soixantaine assène ses images réalistes avec une constance qui finit par ébranler. Certains sortiront de ce florilège exténués, avec des rêves de ciel bleu plein la tête, en se disant que la vie n’est vraiment pas une sinécure. D’autres oublieront la grisaille du capharnaüm et se souviendront d’avoir lu un beau livre. Un livre qui présente, avec toutes ses aspérités, la beauté un peu rude d’un monde périssable.
Cet Héritage au goût de sel
Alistair MacLeod
Traduit de l’anglais
par Florence Bernard
Le Serpent à Plumes
237 pages, 90 FF
Domaine étranger Le Trésor des anciens
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Didier Garcia
Alistair Mac Leod défie le blizzard et fouille le ventre de la terre pour retenir les gestes d’un monde qui s’éteint. Un recueil réaliste, jusqu’à l’outrance.
Un livre
Le Trésor des anciens
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.