Bernard Dufour est peintre -la belle couverture de Le Temps passe quand même suffit à le rappeler- et auteur de quelques livres qu’il est bien difficile de mettre bout à bout : un premier récit publié chez Plon en 1990 (L’Oranger des Osages), un court travail sur le goût de l’objet chez André Breton (Des Collectionneurs, tel André Breton, Fata Morgana, 1994), un texte autobiographique à propos duquel il dit qu’il ne s’agit ni d’un journal ni d’une confession (Au Fur, Christian Bourgois, 1995)… Il conviendra donc désormais d’ajouter cet étrange journal qui ressasse à rebours sa douleur quotidienne, du quatrième trimestre 1995 au premier semestre de la même année.
Dimanche 11 juin 1995, 19 heures 45 : Martine meurt, emportée par un cancer du sein (« sa passion qui a débuté en 1980 »). Bernard, le narrateur, se retrouve seul après trente-six années d’amour partagé. Que faire quand on perd à la fois sa compagne et son modèle (Bernard est peintre lui aussi, comme l’auteur) ? Évidemment : oublier. La réponse semble aller de soi, mais l’oubli n’est possible que lorsque l’esprit est occupé… Il faut donc agir, et investir tout l’être dans chaque action : se perdre dans les allées du Père-Lachaise (mais pas trop longtemps : le voisinage de la mort ne divertit guère), chercher des agarics, examiner minutieusement tout ce qui appartient à leur histoire(« J’ai passé un long moment à dépunaiser toutes ses photos, pour les reclasser dans les diverses boîtes cataloguées »), combattre le désir de détruire, renoncer à la tentation de saccager. Mais c’est l’élagage qui demeure l’activité principale du narrateur, la seule finalement qui s’apparente quelque peu au « nettoyage intensif » auquel il lui faudra se livrer.Fidèle à la logique du genre, la matière première de ce journal est le temps, un temps que la proximité du deuil incline à mesurer : « Six mois, moins un jour. Vingt-sixième semaine de dimanche en dimanche. Avancer encore. » Un temps dont Bernard n’attend à l’évidence qu’une seule chose : qu’il passe, même si ce passage ne s’avère réellement perceptible que dans ces fluctuations météorologiques qu’il consigne tel un maniaque (« Encore plus beau qu’hier, encore plus ensoleillé, plus bleu, plus sec, plus froid », puis « froid de glace, ce matin -5°C »).Et le temps passe quand même, « le temps commence à passer quand même » (il est des jours où cette certitude surprend) puisqu’il y a le désir des femmes, et avec les femmes celui de la soie, du nylon, d’un porte-jarretelles. Seulement il ne passe qu’à rebours, dans un reflux perpétuel qui ramène irrémédiablement le narrateur à cette ultime soirée de juin où, à peine quelques heures après qu’il eut refermé la porte de sa chambre d’hôpital, Martine sombrait dans un coma dont elle ne reviendrait pas…Ce journal rappelle, parmi toutes les tentatives d’exorcisme qui suivent la perte d’un être cher, La Mort de la bien-aimée de Marc Bernard (Gallimard, 1972), et le superbe thrène de Michel Deguy (À ce qui n’en finit pas, Le Seuil, 1995). Il est de ces livres écrits dans la douleur du deuil, de ceux qui ennoblissent la figure de l’épouse, et qu’il convient de lire pudiquement, à voix basse, à la manière d’une prière.
Didier Garcia
Le Temps passe quand même
Bernard Dufour
Christian Bourgois, 96 pages, 60 FF
Domaine français Les travaux et les jours
juillet 1997 | Le Matricule des Anges n°20
| par
Didier Garcia
Un an après la disparition de son épouse, un homme remonte le cours du temps pour y lire au quotidien la vacuité de sa nouvelle vie. Chronique d’une solitude.
Un livre
Les travaux et les jours
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°20
, juillet 1997.