A la mort de sa mère, Peter Handke écrivit La Courte Lettre pour un long adieu. Lettre morte semble issu de la même nécessité de calmer la douleur, combler le vide. Linda Lê, cependant, n’écrit pas à proprement parler une lettre au défunt, le père. Il lui faut d’abord l’apparence de la fiction. La narratrice s’adresse, toute une nuit (et l’on pense au Cul de Judas d’Antonio Lobo Antunes) à son ami Sirius qui se tait. Plus qu’un effet de distanciation, cela permet le dédoublement de l’auteur. L’apitoiement n’est pas de mise chez cette romancière dont on connaît la virulence du style. Or, la fiction permet au moins ceci : détourner de l’être aimé les foudres de l’écriture, quitte à les diriger sur son double romanesque. C’est peu de dire que la narratrice de Lettre morte ne s’épargne pas.
La jeune femme vit en France après son départ du Vietnam où seul le père est resté. Le père chéri. La seule raison qu’elle avait encore de retourner là-bas. Lorsqu’elle apprend son décès, elle a cet aveu : « Mon père revivait. Il était mort pendant les vingt années de la séparation. Sa mort le ressuscita en moi. » Et avant : « Même quand je regarde les photos, je ne vois qu’un fantôme habillé de mots. Ces mots qu’il m’a donnés dans une langue que j’ai déjà presque oubliée, ces mots maintenant empoisonnent ma vie. Ils disent ma trahison, ma désertion. » Sentiment de culpabilité auquel la mort arrache tout espoir de pardon. Linda Lê développe ce sentiment-là avec presque une rage tournée contre soi.
Mais à nouveau, une nouvelle figure vient s’interposer. Comme si perdre son pays et son père le même jour ne suffisait pas, la jeune femme a rompu le même jour avec son amant. Cette rupture déverse sur Morgue, comme elle l’appelle, la fureur de la douleur. Le portrait de l’amant en autosuffisant intellectuel et machiste et de l’ « amour de quatre sous que les hommes étaient toujours prêts à donner quand (elle) cherchai(t) l’absolu » s’écrit au vitriol et pose la question du choix de la narratrice : pourquoi avoir tué en soi le père aimant et s’être donnée ainsi à l’imbécile triomphant ? Le livre hésite autour de cette question car il est vrai que « la douleur est trompeuse, Sirius. Nous croyons pleurer sur ce que nous avons perdu, nous ne pleurons que sur nous-mêmes ». Et cela pourrait faire de la littérature comme Linda Lê ne l’aime pas. Une littérature des beaux stigmates. Mais il y a encore, derrière cette question, la mise en cause de toute une vie et celle, aussi, de l’écriture. On ne peut s’empêcher de penser qu’il existe un parallèle entre l’écriture et l’amant d’une part et les langues d’adoption ou paternelle de l’autre. Au père et à la langue de l’enfance est associée l’image de l’amour et d’une innocence dont il a fallu se défaire au moment de l’exil. Le français d’adoption et l’amant, eux, bafouillent à conjuguer le verbe aimer. L’un et l’autre, en tous cas, ne sauraient se substituer au vide laissé par le départ du Vietnam. Ce vide que la littérature et la passion amoureuse tentent de combler. En vain : « Je suis morte, moi aussi, morte à l’amour, puisqu’il n’y a de choix qu’entre la nostalgie des sentiments réchauffés au soleil de l’enfance et la froide désillusion de l’âge adulte ». La Lettre morte ressemble alors à un courrier qu’on s’envoie à soi-même, une injonction, un rendez-vous. La fin est d’un calme absolu et permet alors à l’émotion contenue par la colère de remplir l’espace. Enfin.
Lettre morte
Linda Lê
Christian Bourgois
104 pages, 70 FF
Domaine français En deuil de soi-même
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Thierry Guichard
Avec son nouveau roman aux accents autobiographiques, Linda Lê évoque le père disparu. Et ferme à jamais la fenêtre de l’enfance.
Un livre
En deuil de soi-même
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.