Il n’est pas rare de voir Michel Deguy traverser la place Saint-Sulpice à Paris, là où trois jours du mois de juin donnent à la poésie son marché. Né en 1930 à Paris, professeur de philosophie, voilà plus de trente ans que cet homme lui consacre les sept jours de chaque semaine de sa vie, qu’il s’agisse de veiller aux numéros de la revue Po&sie (Belin), de traduire -de Heidegger (Approche de Hölderlin, 1962), à Paul Celan, des poètes grecs, américains, à Lucrèce-, d’écrire, de noter, de penser, tous les effets de ruptures d’un véritable travail sur la langue. Ce qui signifie qu’il y a, chez Deguy, une nécessité d’interrogation du temps dans lequel nous vivons. Une nécessité de cerner et de résister à tous les coups de masse de la barbarie d’un temps.
De ce postulat, impératif catégorique d’une « géopoétique », l’œuvre se reconnaîtra à sa façon d’agencer, de tresser, de nouer, toutes les formes du « dis-cours ». Et l’ajout d’un trait d’union n’est pas une coquetterie : que veut-il dire ? Sinon qu’il est la seule façon de noter la diversification des savoirs utilisés (philosophique, mythologique, rhétorique, musical, plastique, etc.), et la seule que Deguy utilise pour les recueillir en des livres bigarrés. Par cette appréhension de la langue, toujours à créer, et pas du tout sous la main, Deguy témoigne de la diversité du monde, de sa structure en étoile ou de ses parts d’énergies fractales, des Etats-Unis en passant par Prague ou la Chine, vol Concorde, trains, tous moyens de transport poétiques conviés.
Depuis Fragment du cadastre (1960), Poèmes de la presqu’île (1962), Biefs (1964), Actes (1966), Ouï dire (1966) et Figurations (1969), qu’un choix rassemble dans le premier volume en poche Poèmes 1960-1970, jusqu’à Tombeau de Du Bellay (1973), Jumelages (1978), Donnant donnant (1981) [Poème II, 1970-1980], en passant par Brevets (1986), La Poésie n’est pas seule (1987), Le Comité (1988), etc., les livres de Michel Deguy n’ont cessé de rendre clair le mouvement d’oscillation entre les types d’écritures : ici la note réflexive, là le quatrain, le fragment, le poème en prose, la scénographie, la fugue, le thrène, etc.
Dans tous les cas, et comme le montre Jean-Pierre Moussaron dans un essai superbe et très clair sur l’œuvre de Deguy (La Poésie comme avenir, Éd. Le Griffon d’Argile, PUG, 1992), il s’agit d’employer toute circonstance, au sens de se « plier dans », de « s’engager dans », afin qu’en sorte une pensée de la relation, une pensée passionnée par les figures qu’elle lève. Bref, une passion du sens contre la léthargie, l’abêtissement, le Mac-Donald béat de la culture, forcément mortifère et aliénant. Ainsi, cela donne, dans Ouï dire, par exemple : « L’homme peut-être étant/ L’homme peut-être lisant/ En chaque ce qui est ce qu’il est/ Bêtes son bestiaire feuilles son herbiaire jour son diaire/ Jubarte épervier tortue lynx/ Et mangouste il résume/ Son blason ses armes la terre Héraldique ». Ou ceci, dans Gisants : « qu’un poème puisse s’appeler combat, bardé et lardé, artificier et bouclier : concret : c’est le statut de l’oxymore, le simul de l’échange des « contraires » ».
De Brevets aux Heures d’affluence, ce troisième choix montre fortement les actants de l’écriture et de la pensée politique de Deguy. Jusque dans ses figures obscures, la nuit qu’elle doit constamment traverser pour briller, neuve.
Gisants (poèmes III, 1980-1995)
Michel Deguy
Préface d’Andréa Zanzotto
Poésie/Gallimard
240 pages, 45 FF
Poésie Deguy vivant
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Emmanuel Laugier
Gisants montre que le poète travaille depuis trente ans à « mettre ensemble des choses qui n’ont pas été mises ensemble ». Fulgurant.
Un livre
Deguy vivant
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.