On ne sait pas grand-chose de Michel Thion. Il est né en 1950 et dirige actuellement le théâtre de la Renaissance à Oullins (69). Entre les deux, on apprend qu’il a bourlingué. Mais cela ne fait pas un livre, et surtout pas sa vérité, sa justesse et sa force. Ce que ce livre au titre étrange (Ils riaient avec leur bouche) rassemble bien pourtant, si bien qu’on le comparerait volontiers au Pas revoir de Valérie Rouzeau, au Quelque chose noir de Jacques Roubaut, à la Prose du fils d’Yves Charnet ou encore à l’expérience sauvage de l’enfance du Voyage enchanté de Bruno Gay-Lussac, etc. C’est-à-dire à des livres qui vous renversent. Quelle que soit la place qu’on leur reconnaît dans le champ de l’histoire littéraire récente, ils restent en vous plantés comme des clous, ils sont cousus à même la peau, à hauteur du coeur, de la pompe vitale : ils font du sens là même où leur expérience dit son absence, sa disparition.
Le livre de Thion ne manque donc pas de cette épaisseur vive et brutale qui nous ramène à relativiser les simples exercices de style : cinq parties structurent le livre depuis l’arbre-nain de l’ouverture à l’arbre-neige où, paradoxalement, il fait « Noir. Pas noir. Presque quand même », en passant par l’arbre-noirceur, l’arbre-peur et l’arbre-vite. Cinq traversées qui jettent à nos yeux le masque cruel, ricanant, aux dents pointues, de l’enfance saccagée, cinq douleurs rentrées dans la tête à coup de pierres qu’il va falloir faire sortir pour respirer. Épreuves, exorcismes, titrait Michaux, qui viennent ici, aussi, contaminer la langue et les mots du poème, casser la grammaire et faire comme bégayer ces poèmes en prose brève sur eux-mêmes.
Il y a donc un enfant au commencement : il est poursuivi, harcelé, agité en tous sens comme un vieux fichu. On se le jette, on se le passe comme une balle faite de journaux va se défaire en peaux d’oignon : il dit « J’ai cassé ma jambe avec un morceau de fer pour qu’il coure plus derrière moi. (…) Je danse. C’est l’homme habillé tout pareil il m’a dit danse amuse-toi ha ha. (…) Il m’a dit y a pas de musique t’as qu’à siffler je peux pas je sais pas et puis j’ai mes dents cassées c’est difficile./ Je chante dans ma tête on peut pas danser sans musique ha ha ». Plus loin, l’enfant est avec « eux », fait pareil qu’« eux », on comprend qu’il s’agit des fous, on le voit passer par là, avec eux, dire : « Je bois noir la neige et je ris encore très fort. Ça chasse les fous appelle le soleil et j’oublie tout très fort aussi sauf des fois ». Une autre fois, l’enfant dit encore « Il me disait travaille. Alors je portais les choses noires d’ailleurs à ailleurs je savais pas pourquoi. Un jour j’ai dit pourquoi il a fait claquer son fouet j’ai brûlé dans ma figure et il a dit travaille. (…) Il dit rien il dit juste travaille fou ». Puis le soldat vient aussi et fait danser le fou avec son tambour. Puis d’autres enfants viennent, certains chantent des chants noirs, d’autres ricanent, ont des couteaux, lancent des pierres. Qui parle dans cette voix, dans ce livre bouleversant ? Un « il faut », un « il faut je viens je suis là après pas longtemps de noir. Ici c’est pas noir pas de bruit ».
Sans conteste le « il faut » d’une espèce à laquelle nous n’échappons pas.
Ils riaient avec leur bouche
Michel Thion
Cheyne éditeur
78 pages, 13,50 € (88,55 FF)
Poésie Épreuves, exorcismes
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Emmanuel Laugier
Le premier livre de Michel Thion nous fait traverser le tunnel le plus violent de l’âme. Cinq traversées de l’enfance saccagée, harcelée, humiliée. Bouleversant.
Un livre
Épreuves, exorcismes
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.