Matthieu Messagier, l’arpent du poème dépasse l’année lumière
Né en 1949, révélé en 1971 par la publication du Manifeste électrique aux paupières de jupes1, Matthieu Messagier s’est imposé depuis comme l’auteur d’une œuvre singulière marquée par une syntaxe brisée et un sens de la vitesse qui, décuplant la force sonore du vers comme sa souplesse rythmique, pulvérise l’immédiateté d’un sens univoque au profit d’un kaléidoscope de sensations. « Qu’un poème devienne véritablement un relief, par ses accidents, ses failles et ses montées à pic -écrit Renaud Ego- et c’est l’intelligence tactile qu’il éveille ; qu’un autre libère un bouquet de significations volatiles, et c’est par la pensée olfactive qu’on peut l’aborder ; que tel autre enfin demeure porté à ses énigmes par la seule modulation de son rythme, et c’est musicalement qu’on le suit ». Réunies pour la première fois en un seul volume, on peut lire aujourd’hui les quatre séries de poèmes que forment Géologie historique, L’Érosion, Le Roi de terre et Migrations d’eaux.
Suite lyrique écrite au présent du flux des forces qui font le monde, elle décline les modes élémentaires de l’exister depuis le chaos des règnes jusqu’à l’immense respiration de l’univers. De cette genèse, les vers de Messagier orchestrent le rythme des transmutations, l’émotion fiévreuse, le désir centrifuge d’affirmation, l’effusion galopante. On voyage par paliers d’allégresse au cœur du temps, parmi le désordre des surfaces, la rumination des profondeurs, les méandres de la manifestation. Entre effets de zoom, luisances d’écailles antédiluviennes, coagulations et phosphorescences s’orchestre une magie évocatrice riche en effets de décentrement, en avalanches, en fluidité physique, en érosion : « devinrent les nues baguées de sang/ velours des taons/ algue de longueur/ avoir besoin sur fleur/ que de tout s’entourage/ cherchant le plus serpent/ d’achever la prise/ les yeux devinent plus clair/ au son réfléchissait/ d’en prendre/ s’assit-il/ si bien que jamais face. » (L’Érosion)
Poésie corrodée qui, dévorant l’apparence, épouse les tensions et les chutes d’une réalité saisie dans son irradiation. Contre les règles de grammaire qui pétrifient, Messagier revendique les contrastes orageux, la beauté des transhumances, les serpentines conjugaisons de l’ellipse et du hiatus. « Épelées entrouvailles/ Formes éconduites, essence/ » Aparté « /… Plus le mot s’éloigne/ Plus la phrase dévore/ Et plus le lien s’émeut,/ Plus l’écriture détruit/ Et plus je me sens vôtre. »
Cette réalité poignardée -qui est aussi « une fable intérieure » comme le rappelle le derniers vers de L’Érosion-, cette langue comme en éternelle mue, semble n’avoir pour but que de traduire ce qui accompagne la perception, vient en avant d’elle et avec elle : l’entrouverture, l’éclat du moment, les remous du temps et du non-temps. D’où ces mots cascadant avec une joie insolite et dans une syntaxe vaguement égarée. Comme pour mieux prouver peut-être aussi que le sens n’est jamais dans l’évidence de ce qui s’écrit mais toujours au-delà, à côté, ailleurs, voire nulle part.
Dans Un carnet du dedans, le dernier recueil publié de Matthieu Messagier, l’équilibre se fait vertigineux entre inventaire des éclats intérieurs et conscience éclatée du triste état du monde. Malgré la subversion par le sourire et le dérisoire, cette traversée sismographique de la pollution des âmes et de l’époque recèle une mélancolie rare chez l’auteur. Comme si lui semblaient irrémédiables les hiatus entre le dedans et le dehors, l’écho et l’assonance, l’épreuve et la preuve. Alors, le palais « de la reine des chenilles » prend soudain des allures de paradis : « dans son palais au charme non suranné/ la reine des chenilles couleur de feux/ du crépuscule et sorbet de sang boréal/ règne sur les oraux de l’été languide// son royaume repose sur la fraîche attente blanche/ et une extrême lenteur pariétale s’assoupit/ aux portes d’un paysage de miel gris,/ de presqu’îles modernes et de brusques brindilles. »
Matthieu Messagier
Géologie historique
et autres poèmes
Christian Bourgois
265 pages, 19 €
Un carnet du dedans
Dessins d’Enrico Baj
Avant Post/Urdla
Non paginé, 18 €
Matthieu Messagier
Renaud Ego
Jean-Michel Place
125 pages, 11e
1 Publié par Le Soleil Noir, ce livre collectif révéla aussi Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot ou Jacques Ferry.