Bien des civilisations millénaires aux cultures riches et raffinées n’hésitèrent pas au cours des siècles et sous le joug indissociable du patriarcat et de la religion à adopter les conduites les plus ignobles, les plus répressives envers les femmes. Par-delà le monde, des hommes placèrent même la femme derrière un rideau de fer, le fameux et sinistre tchâdori. C’est le cas de l’Afghanistan, pays qui connaît depuis la nuit des temps une lignée exceptionnelle de poétesses, de femmes de lettres rebelles, résistantes, amoureuses, mutines et effrontées. La plus ancienne, Dame Râbé’a, apparut au Xe siècle de notre ère, fonda la littérature en idiome néo-persan, le pârsî. Ses vers furent à l’image de son destin, des plus tragiques. Ainsi du fond de son sérail, s’éprit-elle d’un homme d’un rang social inférieur. Surprise par son frère, elle fut emmurée vivante, ligotée, les veines tranchées. Son époustouflante force d’amour, liée à l’énergie du désespoir lui fit écrire, un doigt trempé au creux de ses veines ces quelques vers : « Son amour de nouveau m’encorde/ Ne savais qu’à tirer,/ M’en serrai la corde !/ En jument, me cabrai ;/ Ne savais qu’à tirer,/ M’en serrait plus fort encor/ Mon licou ! »
Sur ces femmes écrasées, niées, martyrisées, le poète et philosophe Madjroûh avait écrit, avant d’être assassiné en 1988 par les intégristes, un superbe recueil de poèmes d’amour et de mort intitulé Le Suicide et le chant : poésie populaire des femmes pachtounes. Spôjmaï (Pleine lune en pachtoun) Zariâb, née en 1949 à Kaboul, préféra, elle, la fuite, l’exil au suicide. Peut-être parce qu’elle connut à dix ans une sorte de rayon de soleil avec l’avènement du régime nationaliste et laïc de Dâoûd, Prince-Régent d’Afghanistan. Ce dernier mit fin à treize siècles d’engrillagement des femmes, le port du tchâdori n’étant plus une obligation. Beaucoup de jeunes citadines adoptèrent les pratiques occidentales. Entre 1959 et 1978, des femmes devinrent médecins, professeurs, firent carrière dans l’administration. D’autres se déclarèrent comme Spôjmaï écrivaines. Le 27 avril 1978, Dâoûd fut victime d’un coup d’État fomenté par Moscou : commença alors une des plus atroces guerres civiles que le pays ait connue, occupation soviétique, prise du pouvoir par les talibans, reconquête et occupation par les États-Unis et leurs alliés.
Spôjmaï Zariâb fit ses études au lycée franco-afghan, avant d’obtenir un doctorat ès lettres à l’Université de Montpellier, ville où elle vit exilée depuis 1991. Elle a écrit un seul roman, non traduit en français et publié à Kaboul en 1983. Son premier recueil de nouvelles, La Plaine de Caïn (réédité aujourd’hui en poche) paraît en 1988. Il est question de femmes dont le quotidien est gangrené par la guerre, la perte d’un fils, la soumission, la marchandisation généralisée du rire, des larmes, des émotions, l’oppression bureaucratique. Les héroïnes de Spôjmaï Zariâb se cognent si fort à la dimension aliénante du quotidien,...
Entretiens Dame Pleine lune
Traversées par les ombres de Kafka, Borges, les mythes et légendes afghans, les nouvelles de Spôjmaï Zariâb chantent la douleur d’être enfant, femme, mère, citoyenne d’un pays martyr. Une voix emplie de gravité et de dignité.