Avec une ascendance polonaise par sa mère et dalmate par son père, on se demande par quel miracle Charles-Albert Cingria (1883-1954) a pu devenir suisse. Toujours est-il que suisse il fut, mais alors à sa façon, c’est-à-dire sans vraiment l’être, en se trouvant souvent ailleurs, tantôt en Italie pour quelque long séjour à Rome, tantôt bourlinguant en Espagne ou en Afrique du Nord, et dès 1904 en s’installant à Paris. Il fallut la Deuxième Guerre mondiale pour le ramener en Suisse le temps d’un bref exil, avant qu’il ne revînt vivre à Paris.
Sa vie littéraire ? Elle fut bohème elle aussi. Après quelques publications en revues, il est remarqué par Paulhan qui lui demande des notes pour la NRF. Il y publie un peu de tout, des impressions de voyage, des chroniques, des croquis, puis disparaît sans prévenir, ce qui a le don d’agacer Gide. Ses premiers volumes parlent du Moyen Âge et de Pétrarque. Puis il se lance dans des recueils, donne des essais historiques, des traités de musicologie, des chroniques d’humeur, des textes inclassables. Publiée entre 1967 et 1981 aux éditions L’Âge d’Homme, son œuvre complète compte onze tomes, auxquels s’ajoutent cinq volumes de correspondance.
Après lecture de Bois sec Bois vert, recueil de dix textes paru en 1948, on se demande ce qu’on vient de lire. Autant l’avouer, ce florilège a de quoi déconcerter. Question de genre tout d’abord. Pas d’étiquette qui puisse convenir pour ces dix textes qui résistent à tout classement. « Lou Sardel » ressemble à un portrait littéraire (il s’agit d’un des premiers poètes lyriques provençaux, écrivant au XIIIe siècle). « Bois sec Bois vert » paraît colliger des impressions de voyage. « La Couleuvre » présente candidement la vie d’une couleuvre qui a élu résidence sur une pierre plate dans le parc d’un château. Et « Le Comte des formes » propose une flânerie très érudite dans la Rome antique. Mais qu’en est-il des autres ? Le mieux est encore de ne rien dire.
Question de contenu ensuite. Avec « Hippolyte Hippocampe », on découvre un univers onirique qui rappelle vaguement Mandiargues, à cette différence qu’avec Mandiargues on sait à peu près à quoi s’attendre. Avec Cingria beaucoup moins. On commence ce texte en compagnie de deux fillettes qui s’écrivent de drôles de lettres, puis une étoile tombe dans la mer, se métamorphose en coquille, et le texte de sombrer dans le royaume des hippocampes. En vérité, dès qu’on croit tenir une façon d’intrigue, aussitôt elle se délite, non pas au gré d’une digression, mais parce qu’en se faisant elle trouve ainsi à évoluer.
On se décide alors à suivre minutieusement un texte, par exemple « Xénia et le diamant ». Elle a 22 ans. « Elle se trouve devant les cadavres des deux enfants qu’on lui a confiés pour aller au cinéma. Cela se passe dans une petite ville de la Baltique. » Un feu, la panique, et les enfants sont piétinés. Quatre jours plus tard, elle arrive à Paris. Elle est sur le point d’être embauchée comme vendeuse dans un grand magasin, or voici qu’elle s’enfuit à Corbeil. Elle prend ensuite un autre train, descend dans un village de campagne, un de ces patelins où Cingria semble se plaire à s’égarer. Elle y rencontre une naine auprès de laquelle elle passe dix années. Un jour, l’une d’elles s’appuie sur un tas de sable qui pourrait avoir été façonné à l’aide d’une tasse géante, et soudain le monticule s’écroule, livrant au jour un énorme diamant. Il est alors question de le faire expertiser, mais la guerre de 1914 vient jouer les trouble-fête. Et avec la Guerre un homme, ni beau ni laid, seulement parfait. Xénia l’épouse. C’est tout. Cela court sur dix pages. C’est sans doute le texte qui présente l’intrigue la plus claire, la plus simple à suivre. Au cœur du texte, le narrateur semble s’excuser : « Je suis désolé si c’est comme dans un conte de fées, mais je n’y peux rien. Il y en a encore de ces contes de fées dans la vie qui est la vie, et ceci n’est ni un conte ni une histoire, mais la triste objectivation d’événements qui se sont produits »
Le plus souvent, Cingria ne raconte rien. Il évoque, dérive librement, écrit à peu près comme d’autres pensent, de manière libre et décousue, ou comme on rêve. Ici les bords de Loire, avec ses grasses terres argileuses et ses chalands, là le désir d’un buvard, plus loin un chat qui passe, ailleurs le « pays d’en face », situé sur la rive opposée à celle où il musait.
C’est dans l’ultime texte du recueil que Cingria donne la mesure de son érudition avec l’élégance de sa plume. Dans son évocation de Rome, on retrouve à la fois la beauté des pages de Stendhal et le ton délicat, presque badin de Larbaud. Des pages qui s’adressent au lecteur comme pour lui enseigner à voir, à patienter afin de mieux observer ce qui se donne, en lui montrant que tout est là, formidablement présent, disponible, et qu’il suffit de se trouver bien là où l’on est. En quelque sorte ici et maintenant. Un art de voir qui est d’abord un art de vivre.
Bois sec Bois vert
Charles-Albert
Cingria
Gallimard
(« L’Imaginaire »)
294 pages, 7,5 €
Intemporels Faire feu de tout bois
mars 2004 | Le Matricule des Anges n°51
| par
Didier Garcia
A l’instar d’un Larbaud, Cingria courut le monde pour y découvrir la vie. Et pouvoir la mettre en mots, en travaillant sur le motif et sur les rêves.
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Faire feu de tout bois
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°51
, mars 2004.