Sinologue reconnu (dénonciation de la révolution culturelle chinoise, son pamphlet Les Habits neufs du président Mao, paru en 1971, a fait couler beaucoup d’encre), Simon Leys a également consacré une bonne part de son travail à la mer, qu’il a fréquentée de près à plusieurs reprises (on lui doit notamment les deux volumes de La Mer dans la littérature française publiés chez Plon en 2003, et la traduction, chez Payot, en 2018, de Deux années sur le gaillard d’avant de Richard Henry Dana).
Les Naufragés du Batavia ainsi que Prosper forment un diptyque en noir et blanc de la navigation, le premier donnant à voir sa face la plus sombre, le second présentant au contraire la mer dans ce qu’elle peut avoir de plus désirable.
Le récit éponyme tient du documentaire. Il évoque le naufrage, tout à fait réel, d’un navire marchand hollandais (le Batavia), survenu durant la nuit du 3 au 4 juin 1629 (à une époque où les navigateurs ne disposaient pour naviguer que « de moyens primitifs et dérisoires »), lors de son premier voyage en mer, sur un récif des Houtman Abrolhos, un archipel corallien situé à environ 80 kilomètres du continent australien. Riche et documenté (comme il projetait d’écrire un livre sur le sujet, avant d’être devancé par Mike Dash avec L’Archipel des hérétiques paru chez Lattès en 2002, Simon Leys avait séjourné quinze jours sur ce groupe d’îlots, et accumulé quantité de notes, y compris sur la navigation au XVIIe siècle), ce récit ne serait que la restitution d’un simple fait divers sans l’incroyable boucherie qui suivit le naufrage. Ayant trouvé refuge sur les petites îles qui se trouvaient autour du voilier prisonnier des récifs (et alors que le subrécargue était parti chercher du renfort à Java sur un canot de fortune), les survivants se trouvèrent bientôt livrés à la folie sanguinaire de Jeronimus Cornelisz, ancien apothicaire devenu psychopathe, et de ceux qui s’étaient ralliés à sa cause. Ses pulsions meurtrières, couplées à une soif de pouvoir illimitée (lorsque le bateau naviguait il songeait déjà à une possible mutinerie), lui feront massacrer gratuitement vieillards, hommes, femmes et enfants (même s’il n’a lui-même tué personne, préférant laisser la sale besogne à ses séides, il sera directement responsable d’au moins 120 morts, et d’avoir réduit plusieurs femmes au rang d’esclaves sexuels, ce pour quoi il sera pendu les mains tranchées au retour du subrécargue).
Aux antipodes de ce drame humain, Prosper donne à lire « une marée » (campagne de pêche) d’au moins un mois à laquelle participa le jeune Simon Leys, alors étudiant, à bord d’un thonier breton, qui était à l’époque un des rares bateaux de pêche travaillant encore à la voile (en 1958, « dans toute la vaste flotte des thoniers que la France armait de Concarneau à Saint-Jean-de-Luz, on ne comptait plus qu’une demi-douzaine de voiliers »). Au regard du récit précédent, ce texte autobiographique paraît plein de lumière, malgré les jours de mer agitée et la vie rude qu’elle impose à tous (jusqu’au mousse âgé d’à peine 13 ans : « Son mal de mer disparaîtra bientôt – son enfance aussi ; au retour, il sera un dur petit adulte de treize ans, sans rêves et sans jeux »), révélant des personnages hauts en couleur (Louis par exemple, « jamais ivre mais toujours imbibé »), ainsi que l’amitié régnant à bord entre ces vieux marins, sorte de famille soudée par « les invariables chopines de rouge » bues entre deux coups de vent ou lorsqu’ils écument les bars du port d’Étel. Ce récit nous vaut aussi de belles descriptions, notamment lorsque le thonier, qui se retrouve sur une mer bien formée, se laisse porter un peu de biais au sommet des grandes vagues, « d’où l’on aperçoit un instant l’étendue où se forment et se défont à l’infini, en longues files parallèles, les collines de la mer – puis il plonge vers la vallée nouvelle qui s’ouvre devant lui, tandis que la vague qu’il vient d’escalader, soulevant son arrière, achève de fuir devant l’étambot ».
Malgré leurs différences (d’un côté une évocation historique sordide, rappelant que la réalité peut dépasser la fiction, de l’autre un témoignage autobiographique faisant la part belle à l’amitié), ces deux récits ont en commun d’évoquer des époques révolues de l’histoire de la navigation à voile (« le plus ancien et le plus savant de tous les métiers de la mer »). Ils ont surtout en commun d’être portés par la même plume alerte, toujours désireuse d’aller au plus court, et cette concision narrative qui les rend capables d’emporter le lecteur, en une petite soixantaine pages, dans un univers tour à tour terrifiant et séduisant.
Didier Garcia
Les Naufragés du Batavia
suivi de Prosper
Simon Leys
Points, 128 pages, 6,50 €
Intemporels Loin des côtes
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Didier Garcia
Fin connaisseur de la mer, l’écrivain belge Simon Leys (1935-2014) nous propose deux visages contrastés de la navigation.
Un livre
Loin des côtes
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.