Le titre intrigue autant qu’il plaît, et les premiers mots découvrent ce qui d’habitude se cache : « empreinte de mon sexe/ tirée sur vergé ». Comme si le livre naissait de cette image, de cette « lettre » germinale, de cette volonté de ramener à la surface l’affleurement d’un tréfonds opaque : « rien ne consent autant au secret/ qu’un sexe de femme/ (le fin fond d’un livre/ sa complexité/ d’écorchure) ». Un acte inaugural qui est une manière de nous placer d’emblée face au sensible, de nous prédisposer à entendre, et à percevoir derrière faits et gestes l’écho de cette langue du corps qui est bien antérieure à tous les langages. Donner forme, et visage, au silence de l’origine et au travail secret de la métamorphose : « mon sexe d’encre est d’azur/ pénombre/ et bleu m’apparaît/ sous les traits d’un autre/ à tout prendre : un astrakan ».
C’est ça, La Nue-tête, une manière d’être affecté(e), une capacité de réception très élargie, des ouvertures ardentes, des modes d’être, une façon de réguler les échanges en soi et hors de soi. Des échanges d’altérité, des effets de servitude et de pouvoir, une invite à ressusciter tout ce qui, en nous, s’enracine dans une terre porteuse d’instinct, de sève, de bêtes, de forces et de rythmes. Car la nature est rythme, le corps est rythme (Sophie Loizeau a publié, en 2001, au Dé bleu, un premier recueil titré Le Corps saisonnier…). Entre le dedans et le dehors, le corps et le décor s’établissent des relations qui évoquent un peu l’univers des légendes ou des contes : en filigrane se devinent l’appel de la jouissance primitive, ou les tourments du manque ou de l’interdit. « (…) les neiges à nos prairies ne sont pas éternelles/ tout est parfaitement en ordre la terre macérant/ sous fleurs a cette teinte/ de tiède lingerie portée à même soi du matin au soir/ ceci ne manque ni de chair ni de perversité le miel/ et la litière simultanément ».
Une écriture qui lutte de vitesse et de précision avec la sensation, qui n’est que transition, glissements, empreintes pulsionnelles. Le réel se dédouble, se déboîte, s’ouvre, se révèle. Des traces sont devancées, des trajets sont interrompus ou rebranchés, et les ruptures ne sont souvent qu’apparentes. C’est plastique, pétri d’émotions et d’éprouvé, de saveurs et d’odeurs. Univers de sensorialité gourmande et sensuelle. « Rester sous l’arbre jusqu’à plus d’ombre/ que le jour épaisse clarté venue manger la jambe puis la main/ hors me jette à l’éblouissement/ la chambre aussi le lit brûle/ mon corps fabrique ses propres aromates/ brutalement en jouit ».
Une étrange et magnifique complicité préside à tous ces échanges. C’est question de tact, de lucidité, d’approche fuguée des détours du désir. Désir d’être, de s’approprier. Désir qui facilite les identifications et les traversées du sensible… L’écriture comme poursuite de l’activité désirante par d’autres moyens.
Il y a chez Sophie Loizeau de l’inouï, quelque chose qui ressemble à un art de la mise à nu de ce qui fait le poème, effet qui tient sans doute au fait qu’elle puise à la source du sens, qu’elle est à l’écoute de la violence et du don, de tout ce qui remonte d’ombre et d’enchantement de la nuit, du sexe, des forêts et des fêtes perdues au fond de la mémoire. Un très beau livre, donc, et un auteur à suivre.
La Nue-bête, de Sophie Loizeau
Comp’Act/La Polygraphe, 120 pages, 16 €
Poésie Loizeau de rêve
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Richard Blin
Inventive et incongrue, la poésie de Sophie Loizeau est enracinée dans la chair sensible de l’éros et de la langue.
Un livre
Loizeau de rêve
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.