Dès l’entrée, il nous semble être en terrain connu : la province russe impose son implacable ennui à des nobles fin de race, certains thésaurisent, d’autres se ruinent en s’alcoolisant, les demoiselles rêvent de la capitale, les domestiques grappillent dans les réserves - et les paysans demeureront aussi pauvres et asservis une fois qu’on aura supprimé le servage. C’est que E. Saltykov-Chtchédrine, né en 1826, écrit ce long roman entre 1872 et 1880, alors que Dostoïevski fait paraître Les Frères Karamazov, son dernier ouvrage et que Tchekhov arrive seulement à Moscou. Les éditions Sillage ont eu l’idée judicieuse de nous faire redécouvrir cette œuvre, en un fort volume élégant, dans une belle traduction que Sylvie Luneau écrivit jadis pour le volume de la Pléiade réunissant les œuvres de Saltykov et celles de Leskov.
Prenez donc votre respiration, puis bouchez-vous le nez, voici venir les Golovlev, troupe hétéroclite, effrayante et ridicule ! D’abord, d’abord, comme dit la chanson, il y a la mère, Arina Petrovna : omnipotente, vigilante et vindicative dans le premier chapitre, elle perdra peu à peu ses forces, gagnée par la fainéantise et la gourmandise. Puis, autour d’elle, ses fils : l’aîné, « connu dans sa famille sous le nom de Stepka le Nigaud ou Stepka le fripon », raté qui rentre au bercail après avoir consommé à Moscou sa part de la fortune familiale, le cadet, Paul, outre vide, « être apathique et morose, incapable d’agir », et, entre ces deux hommes de trop, Porphyre, « connu dans sa famille sous trois noms : Judas, Sangsue et « petit garçon candide » ». Ce dernier est bien la figure, la création la plus inoubliable du roman : avare comme le père Grandet, hypocrite comme Tartuffe, il a, par ailleurs, une bêtise lourde, consistante, qui lui sert de rempart, et que Flaubert, qui partout la traquait, aurait pu envier à Saltykov-Chtchédrine. Il ne cesse de se répandre en des flots de bavardages, mêlant des citations évangéliques à des proverbes ressassés, qui lui procurent un plaisir sans pareil et noient ses interlocuteurs, qui ne peuvent alors plus lui résister. Lente araignée dans sa toile d’intérêts mesquins et de calculs minutieux, il répand autour de lui, comme une glu fétide, la crainte et l’ennui. Les années passent et les morts se succèdent : la vodka a raison de l’un, la lassitude de l’autre, un fils de la Sangsue, aux abois, se suicide, un autre, condamné pour avoir dérobé l’argent de son régiment afin de rembourser des dettes de jeu, meurt sur le chemin de la Sibérie. Deux nièces d’Arina Petrovna, plus volontaires mais guère mieux armées pour la liberté que les héroïnes des Trois sœurs, échapperont un temps à l’atonie désastreuse de cette campagne morte et voudront vivre leur vie : mi-chanteuses d’opérette, mi-prostituées, elles y perdront leurs illusions - et l’unique survivante, à son tour, viendra mourir auprès de Porphyre.
Ces quatre cents pages se lisent sans que jamais l’intérêt faiblisse : partagés entre le rire et le dégoût, nous suivons pas à pas l’irrésistible décadence de ces êtres à la fois minables et pathétiques. Le réalisme de Saltykov-Chtchédrine est discret mais efficace : il ne nous laisse rien ignorer de la situation financière de chacun, de leur manière de pressurer les paysans qui dépendent d’eux, du contexte historique qui, par ricochets, se répercute tout de même jusqu’à eux. Nous pénétrons au plus intime des personnages aussi bien par les dialogues (ou les pénibles monologues de Porphyre) que par des indications rapides, disséminées tout au long des pages. Il invente même, dans un récit au passé, une sorte de présent, non de narration, mais de scène, pourrait-on dire, qui laisse les personnages se débattre devant nous, pantins désarticulés et veules que seuls la méchanceté et le vide spirituel agitent de soubresauts risibles. Cette Russie-là, nul n’en peut plus douter à la lecture de ce roman, méritait les atroces coups du sort que l’Histoire lui réservait.
Les Golovlev de M. E. Saltykov-Chtchédrine,
traduit du russe par Sylvie Luneau, Éditions Sillage, 414 pages, 17,50 €
Domaine étranger Chez ces gens-là
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Thierry Cecille
Moins célèbre que ses contemporains Dostoïevski ou Tchekhov, Saltykov-Chtchédrine les égale par sa noirceur et son implacable perspicacité.
Un livre
Chez ces gens-là
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°90
, février 2008.