Les grands romans sont faits pour être vécus et pas seulement pour être lus. Pour donner chair, par les vertus de l’imagination et de l’identification, aux forces, aux peurs, aux passions, aux tourments qui sont au fondement même de la vie. Pour donner forme aux plus obscures de nos espérances interdites, aux infinies possibilités d’être, aux états infernaux de l’existence. C’est quelques-uns des chefs-d’œuvre du roman, ce genre qui charrie la vie, la mort, l’amour, le désir, la société, et qui a connu son apogée au XIXe siècle - que Pietro Citati, l’un des plus remarquables critiques de notre époque, a choisi de relire. Exploration d’essence amoureuse, n’occultant rien des effets concrets de la toute-puissance de la littérature quand elle est cette bouche d’ombre et de lumière qui nous parle de nous, du monde, de l’invisible, de l’intime. Car Citati est de ceux qui aiment à être bouleversés par la « chère vieille terreur sacrée » comme disait Henry James ; de ceux pour qui la lecture est « suspension volontaire de l’incrédulité » (Coleridge). On sent son plaisir, son abandon au récit comme au sort d’un Robinson Crusoé, d’un d’Artagnan ou d’un Lucien de Rubempré. Le vent de l’aventure, l’odeur des chevaux, la pensée jaillie d’un effroi ou d’un rêve, le spectre fuligineux et labyrinthique de la Londres de Dickens, le désarroi de Flaubert dont les livres ne nous offrent que les « désastres ou les renoncements fatals » des rêves grandioses, Citati nous les fait partager. Mais ce qui le frappe surtout - et ce qui l’intéresse - dans tous ces personnages saisis et suivis dans leur difficulté à habiter le monde, c’est la fascination qu’exerce le Mal sur la plupart d’entre eux, et d’abord chez presque tous les grands romanciers du XIXe siècle.
Des auteurs dont il ressuscite littéralement l’univers, restitue la géographie mentale, cerne, par empathie, la singularité sinon l’étrangeté. Entre rencontre projective avec l’Autre et fascination rêvée, ce qu’il cherche, parmi déterminismes et frustrations, au cœur de l’architectonique musicale des romans et dans l’entretissage de leurs thèmes, c’est un peu de cette insaisissable vérité qui expliquerait pourquoi tous sont attirés par les trésors somptueux et obscurs de l’Ombre. Une façon de s’accorder à l’autre, qui transforme chaque portrait en véritable petit roman préludant à l’analyse de ce qui, dans l’œuvre, ouvre à la découverte de l’abîme, nous fait découvrir cet insensé qui nous habite.
Ce que piste Pietro Citati chez Goethe, De Quincey, Balzac, Poe, Manzoni, Dickens, Hawthorne, Dostoïevski ou Stevenson, c’est la manifestation des alliances troubles entre la mort et le sexe, le sacré et le profane, le réel et le fictif. Ce qu’il cherche à comprendre, ce sont les raisons pour lesquelles la littérature entretient avec le mal une relation privilégiée. Ce qu’il poursuit, c’est le sinistre éclat du Mal absolu, non pas tellement celui qui s’affiche comme violence et horreur flamboyante,...
Événement & Grand Fonds Éclairer les ombres
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Richard Blin
En des pages transparentes, le lecteur magnifique qu’est Pietro Citati nous montre comment le roman prolifère sur le terreau du Mal.
Un auteur
Un livre