Frank Westerman suit le fil de ses idées. El Negro et moi (2006) inventoriait les hiatus propres à l’incapacité d’accueillir l’altérité. Au verso de cette intolérance, se situe le bourbier du pluralisme mal pensé, détourné, fil rouge de son nouvel opus.
En 2007, l’année où Ararat paraît en Hollande, la Commission Européenne votait une résolution (édulcorée sous la pression de divers groupes religieux) dénonçant les Dangers du créationnisme dans l’éducation. Ce courant américain du XIXe siècle a connu une vitalité, qui, pour être discrète n’en est pas moins alarmante ces dernières années, sous le vocable de « dessein intelligent ». En résumé : la meilleure explication du vivant est la croyance dans une cause intelligente (Dieu), mise en œuvre il y a six mille ans. La preuve ? C’est écrit dans l’Ancien Testament. Et ouste des travaux de Darwin et consorts - pas question que nous soyons le produit d’une sélection naturelle comportant sa part d’aléatoire.
Frank Westerman a reçu une éducation baignée de fondamentalisme protestant : prière avant le repas et les cours, école où les heures de colle consistaient à « recopier Genèse 1 à 10 », mère farouchement antibolchevique, car ce sont de « pauvres gens » qui ne croient pas en Dieu. Ses études scientifiques l’éloignent de ce patrimoine, sans l’effacer - la naissance de sa fille le réactive à son insu. « Je refusais d’infliger à ma fille mon incapacité à croire. Mais ce que je voulais par contre lui donner, je n’en savais trop rien. »
L’emprise des religions.
Lorsqu’il se prend d’intérêt pour le Mont Ararat, lieu où se serait échouée l’Arche de Noé après le Déluge, la quête qu’il entame interroge le monde, l’emprise des religions sur la science et la transmission de la connaissance, autant que sa foi. Car à l’aulne d’une théorie de l’évolution revisitée, c’est quasiment toutes les disciplines scientifiques - paléontologie, archéologie, géologie, astrophysique, etc., remises en question par une lecture littérale de la Bible, abstraction faite des trois autres sens traditionnels de l’écriture (i.e. allusif, allégorique, et mystique dans la tradition judaïque). C’est donc muni de son héritage spirituel - autant que de sa curiosité d’ingénieur - qu’il tente, pour sa part, et en toute conscience, de comprendre comment et jusqu’où peuvent cohabiter foi et science - opposant par là même un témoignage direct et concret aux fondamentalistes des trois religions du Livre prétendant enseigner à l’école les deux théories de front, quitte, tel le turc Harun Yahya, éditeur de l’Atlas de la Création, à amalgamer travaux scientifiques éprouvés et croyances.
Au fil des démarches et investigations - visites auprès de ses anciens professeurs, rencontre avec un éminent géologue arménien parqué dans un centre de demandeurs d’asile, demande de visa auprès de l’ambassade turque (et jaillit « la question arménienne », dont l’Ararat est le symbole) - et de l’étude des textes (Bible, Coran, analyses géopolitiques et récits d’explorateurs), il épingle les contre-vérités accumulées dans le temps. Le « misérable squelette d’un antique pêcheur, noyé par conséquent lors du Déluge » s’avère un fossile de salamandre, pour autant les tablettes de l’épopée de Gilgamesh décryptées par le jeune autodidacte George Smith, confirment l’existence d’un déluge…
Patiemment, dans la pure tradition des Encyclopédistes, Westerman rassemble une somme de connaissances passionnantes mariant langage technique - pour évoquer l’effondrement d’une tour de forage - et récit littéraire - situations et personnages n’ont rien à envier au meilleur roman, l’ascension du Mont est un morceau de bravoure. En partageant avec ses lecteurs son goût du vrai, et offrant à la notion d’humanité chère à Pascal Picq l’une de ses terres les plus fertiles, Ararat est un livre d’aventure où exploits physiques et profondeur spirituelle, raison et mystère cohabitent, dans une très grande intelligence - comme en hommage à l’Arche d’Alliance.
Ararat de Frank Westerman
Traduit du néerlandais par Danielle Losman
Christian Bourgois, 349 pages, 23 €
Domaine étranger L’arche perdue
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Lucie Clair
L’itinéraire fouillé d’un honnête homme dont la quête de vérité concilie science et conscience.
Un livre
L’arche perdue
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.