Il arrive que la lecture d’un roman soit une traversée au long cours, une sorte de croisière sur un lent paquebot : il nous faut repérer les lieux, apprendre à reconnaître certaines figures, que l’on salue puis que l’on écoute. Qui a pu lire Guerre et Paix ou Les Frères Karamazov sans tenir à jour pour soi un arbre généalogique des personnages et une carte de ce territoire imaginaire dans lequel ils s’aiment ou s’affrontent ? Il en est ainsi dans ces cinq cents pages : les personnages se pressent, font une apparition puis se retirent, nous passons d’un lieu à l’autre, d’une décennie à une autre, en une construction en spirale. Un événement, une discussion, un rêve seront racontés plusieurs fois et ainsi enrichis, différemment éclairés. À cette architecture mobile et savante, à ce foisonnement romanesque (à l’image des grands modèles évoqués plus haut) vient s’ajouter une difficulté supplémentaire : l’intrigue, les intrigues plutôt se déroulent sur fond de guerre du Liban. Sitôt cette expression prononcée, des images surgissent, la plupart effroyables, quelques dates, des personnages historiques – quelque Valse avec Bachir, des journalistes français enlevés… mais c’est tout de même bien flou. Il est regrettable, disons-le d’emblée puis passons outre, que l’éditeur n’ait pas jugé bon de soutenir notre lecture, de nous guider un tant soit peu : pas une note en bas de page ne viendra rappeler à nos esprits oublieux ce que fut, pendant des années, cette guerre civile meurtrière.
Disposons donc quelques repères : Karim, le personnage principal, et son frère Nassim, naissent la même année, en 1950, à Beyrouth. Lorsque la guerre éclate, en 1975, ils sont donc tous deux au seuil de leur vie adulte. Alors que dans leur enfance ils ont fait l’expérience d’une « gémellité » troublante, les combats vont peu à peu les amener à choisir les camps adverses : alors que Karim va s’entraîner dans le sud du pays avec les fedayins palestiniens, les chebab du Fatah, puis s’essaie à la lutte armée – mais fort peu de temps – à Tripoli, Nassim, lui, se rapproche des phalangistes chrétiens. La peur, plus encore que le dégoût qui l’accompagne, pousse Karim à fuir : « Il lui était devenu impossible de respirer l’air de Beyrouth, ce n’était plus de l’air mais des orties ». En 1978 il part donc pour la France (sa scolarité s’étant déroulée dans des établissements privés francophones), poursuit ses études à Montpellier, y rencontre Bernadette, qu’il épouse, et devient un dermatologue reconnu. Plus de dix ans s’écoulent et en 1989 Nassim le convainc de revenir dans la ville natale où s’est installée alors une paix fragile : il a le projet de construire un gigantesque hôpital qui sera une source certaine d’enrichissement, il fournirait les fonds et Karim viendrait le soutenir de sa réputation, serait une sorte de caution morale. Quand le roman commence, l’expérience a pris fin et s’est avérée un échec : Karim a passé six mois à Beyrouth mais l’hôpital ne sera pas...
Événement & Grand Fonds Beyrouth fantôme
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Thierry Cecille
Karim Chammas, médecin libanais exilé en France, retourne à Beyrouth où l’attend un passé qui ne passe pas : Elias Khoury suit pas à pas un homme à la recherche de celui qu’il fut.
Un livre