Après Une femme de quelques vies, portrait en creux de la poétesse Lorine Niedecker, et Onde générale, Monstrueuse offre celui, en miroir, d’un faune. Énigmatique variation, empruntant aux archétypes, Monstrueuse avance une danse cabrée et ironique, faune prédateur, séducteur à la flûte aiguisée : « Je garde l’endroit / dans le silence // je coupe le bois / taille une flûte // je perce les trous / le plus loin de l’embouchure // le son est de travers / et j’aime/ entendre le souffle écorché ». Le narrateur, dit-il, « joue avec les résonances », il avance parmi les enfants et les chèvres (qui auraient des flûtes), c’est-à-dire au plus près de ce qui est hors-langage. Il est dans l’emprise de cette folie-là : « Ma bouche est rouge / et la langue // c’est de la framboise écrasée / sur de la neige // je mange et je parle mon sorbet / avec une poitrine de sons ». Vers sautés depuis Chrétien de Troyes jusqu’à la basse continue d’une idiotie passée entre les mots. Beauté de ces mouvements dégagés, vestiges d’une inquiétante étrangeté réactivée dans un lâché de mots pourtant tenus dans la strophe minimale de Jean Daive, telle celle-ci : « Tout en haut de la prairie / avant la montagne / rendez-vous du faune vagabond / avec une inconnue // dans un linge il / accueille la première neige et / presse des mûres avec la main ».
En douze parties, l’éclairage de « faune » oscille entre des plans séquences descriptifs : « La rumeur ne court plus, faune / ne court pas, il – / en secret // en vain attend, efface / avec du feuillage / toutes les traces // que regarde-t-il / avec les yeux », sa semence laissée, ineffaçable ? ; et des instantanés fixes, déconcertant le sens : « sa voisine lui a désigné deux jeunes filles // la première fait ses biscottes elle-même // la seconde boit son café poilu / c’est-à-dire ». Jean Daive écrit la suite, dans cet entre-deux suspensif parfois impropre. Mais c’est le sens des embardées de son écriture que de les tenir comme condition impérative : il faut un saut au milieu des lignes, « l’origine du faune / vient de son ongle fendu // et d’une œuvre jetée / aux étoiles // c’est une partition / qu’il est en train de déchiffrer ».
E. L.
Monstrueuse
Jean Daive
Flammarion, 221 pages, 18 €
Poésie Monstrueuse
juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164
| par
Emmanuel Laugier
Un livre
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°164
, juin 2015.