Oeuvres romanesques complètes (suivi de) Dialogues des carmélites
En ces jours tragiques, face à des actes qui semblent surgir d’un autre âge, obéir à d’autres impératifs que ceux que nous inculque une société laïque, que nous croyions passablement pacifiée, nous sommes en proie à une interrogation taraudante : pourquoi ? Pourquoi nos semblables sont-ils devenus si dissemblables, pourquoi se livrent-ils ainsi au désir de mort, pourquoi acceptent-ils de devenir monstrueux ? Nous écoutons alors les réponses diverses et toutes insuffisantes, les tentatives d’explication – politiques, sociologiques, psychiatriques parfois. Écoutons plutôt une autre voix : « Vous êtes libres, mes amis. Cent fois plus libres que les sauvages ou les païens, tout à fait libres, libres comme des bêtes. (…) Et maintenant le mal ne vous tient plus chaud. Vous vous sentez tout transis, tout froids. On parle toujours du feu de l’enfer, mais personne ne l’a vu, mes amis. L’enfer c’est le froid (…) Et voilà que le diable lui-même s’est retiré de vous. Ah ! Que nous sommes seuls dans le mal, mes frères ! Les pauvres hommes, de siècle en siècle, rêvent de rompre cette solitude-là, – peine perdue ! (…) Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout ». Celui qui parle ainsi est un prêtre : dans le dernier roman de Bernanos, Monsieur Ouine, il s’adresse ainsi aux villageois qui composent ce qu’il appelle sa « paroisse morte ». Un valet de ferme a été tué, une vieille aristocrate va être lynchée, le maire du village, devenu fou, va errer dans la campagne en pyjama : le prêtre, lui, fait le diagnostic d’une humanité déboussolée, exposée au vide, à l’ennui, au désespoir – quand toute spiritualité s’est retirée, quand se sont tues les voix qui pouvaient annoncer la bonne nouvelle.
De fait, cette nouvelle édition en Pléiade des œuvres romanesques de Bernanos pourrait être un vade-mecum à conseiller, un viatique pour l’année qui s’annonce, ou même toutes celles qui suivront, peut-être tout aussi funèbres et incompréhensibles. C’est en effet à une exploration de ce qu’il faut oser appeler (Bernanos déteste les lâches périphrases) l’âme humaine, dans ses secrets et ses abîmes, que s’est livré Bernanos sa vie durant, en affrontant les affres de la vie matérielle souvent pénible qui lui était échue et en frôlant à plusieurs reprises le gouffre de la dépression. En 1961, Albert Béguin fut le maître d’œuvre, pour la Pléiade, d’un fort volume pourvu d’un appareil critique limité mais enrichi d’une préface de Gaëtan Picon et d’une rapide biographie par Michel Estève. Cette nouvelle édition en deux volumes nous propose donc une vision renouvelée des huit romans de Bernanos, suivis ici de ses Dialogues des carmélites, plus de deux mille pages patiemment rassemblées, accompagnées d’extraits de sa correspondance, d’entretiens, de textes critiques témoignant de la réception de ses œuvres.
Né en 1888, Bernanos est à 20 ans un militant fervent de l’Action française, révolté contre la République qu’il juge décadente et...