Malgré l’extrême gravité de l’accident survenu dans la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, située dans la région de Tôhuku, au nord du Japon, Ryôichi Wagô décide de ne pas quitter les lieux sinistrés. Après avoir fait évacuer sa famille, et alors qu’il est resté seul dans son appartement où il se calfeutre, il ressent la nécessité de « rassembler ses pensées sous forme de tweets ». Il répond de cette façon aux émotions qui l’assaillent et l’ont transformé en asura, sorte de démons de la mythologie hindoue et bouddhique, auxquels il n’a de cesse de se comparer. Loin de laisser la peur totalement l’envahir, et pour contrer l’expérience terrifiante et angoissante, Ryôichi redécouvre la force du langage dans sa pleine évidence : « ma seule pensée, écrit-il, était que ma propre vérité se trouvait dans les mots, et uniquement dans les mots. (…) Je m’agrippais à cette seule vérité comme un enfant aux bras de sa mère ».
Magnifiquement traduit par Corinne Atlan, qui rend avec justesse toutes les nuances de cette partition musicale, Jets de poèmes dans le vif de Fukushima est le premier des trois recueils édités au Japon en hommage aux victimes. Se succèdent ensuite Hommage silencieux, à la mémoire des disparus et Retrouvailles, adressé aux survivants.
Écrits entre le 16 mars et le 25 mai 2011, ces « jets de poèmes » constituent tout d’abord un récit des événements, tels que Ryôichi les restitue : les faits sont vécus dans leur brutalité et leur immédiateté. À la manière d’un diariste, l’écrivain intègre à sa narration toute information susceptible de venir illustrer son propos. Au rythme de l’évolution de la situation, il nous décrit le paysage de désolation qui l’entoure et nous rend compte des faits désastreux qui lui sont également rapportés. Le nombre de victimes s’accroît de jour en jour et les villes désertées par la population ne sont que des espaces fantômes. De même, chaque jour amène son lot de radiations et de répliques, menaces persistantes après le tremblement de terre du 11 mars. À cela vient s’ajouter, comme en surimpression, ainsi que les encres sur papier de soie d’Élisabeth Gérony-Forestier en donnent l’idée, ce chapelet de « jets de poèmes » et de « jets de jets », « leurs petits frères » comme les baptise aussitôt l’auteur.
Une fois les événements saisis dans leur dimension mémorielle, se fait entendre la voix de celui qui non seulement veut témoigner et rendre hommage, mais qui pour ce faire, se trouve acculé à recourir à un autre moi, dont les mots le revêtent, selon la métaphore qu’emploie Ryoichi Wagô. Il déclare ainsi : « J’essaie de saisir mon « moi ». C’est lui qui me saisit. » Car, c’est un sentiment confus qui le gagne également en même temps que sourd son obsession de lancer ses poèmes « comme on lance des cailloux ». Tenir debout, et ne pas s’effondrer, consiste donc à laisser s’agréger au fil des jours ces kyrielles de mots qui surgissent d’heures en heures et redonnent réalité à ce qui d’un coup avait disparu : « il a suffi d’une seconde et le présent s’est effondré comme une bicyclette anonyme. » Une course contre la montre s’engage entre le poète, ceux avec qui il partage ses messages, et ce chaos qui menace de l’emporter. Cette surenchère de mots incantatoires cautérise et fait surgir sous les décombres de ce qui en quelques jours a été anéanti, la question de la responsabilité des hommes face à leur propre capacité de destruction. Relatant de quelle manière il fut encouragé par l’écrivain Mitsuharu Inoue qu’il admirait, l’auteur rapporte le conseil que celui-ci lui aurait prodigué : « Il m’a dit : « Écoute : tu dois écrire. C’est à force d’écrire que tu te construiras. » » En apportant à son tour encouragement et soutien à tous ceux qui reçoivent ses « jets de poèmes », c’est tout le lien social distordu par la catastrophe et ses conséquences que les mots de Ryoichi Wagô tentent de recoudre. Ainsi, « dans Fukushima / déserte / une pluie silencieuse / et l’aube venue / la pluie s’arrête / « silence » silencieux / enveloppé de lumière / le cri d’un nouveau-né / retentit / fort / c’est un matin plein de vigueur/ celui qui vient de devenir père / a pris dans ses bras son fils qui vient de naître / à l’instant / il a ouvert les yeux / l’enfant de Fukushima ! » À leur manière, ces poèmes profèrent une parole sans cesse sur le point de se reconduire, et à l’instar d’une parturiente près d’accoucher, nous percevons dans les cris de la douleur l’étonnement de se trouver emportés par « les profondeurs sans fond / du sens ».
Emmanuelle Rodrigues
Jets de poèmes dans le vif de Fukushima
Ryôichi Wagô
Traduit du japonais par Corinne Atlan, encres sur papier de soie
d’Élisabeth Gérony-Forestier, Po&psy a parte/érès, 300 pages, 25 €
Poésie Tombeau de Fukushima
avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172
| par
Emmanuelle Rodrigues
Après le 11 mars 2011, Ryôichi Wagô écrit sur le vif des poèmes-tweets qui témoignent au quotidien de l’ampleur de la catastrophe.
Un livre
Tombeau de Fukushima
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°172
, avril 2016.