Président du Conseil constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré fut astreint au devoir de réserve. Cette continence apparemment lui coûta. Ce que je ne pouvais pas dire, journal de sa mandature, paraît un mois seulement après qu’il a quitté sa fonction. Il y déverse en une fois la totalité des commentaires sur la vie publique dont il s’était abstenu pendant neuf ans.
En vertu du droit à l’information, il fallait raconter aux Français cette virée au Nikky Beach de Saint-Tropez avec le couple Chirac : l’air radieux du Président face aux seins nus des hôtesses, le regard sombre de son épouse. Ou leur apprendre que Giscard, pour l’anniversaire du Conseil, suggérait d’organiser un bal et de l’ouvrir lui-même par une valse avec Anne-Aymone.
La question prioritaire de constitutionnalité a depuis 2009 redonné de l’intérêt et du poids aux délibérations du Conseil mais diriger l’institution reste une tâche fastidieuse. Remises de légion d’honneur, inaugurations de monuments, dévoilement de plaques commémoratives, colloques de juristes, dépôts de gerbes. Et chaque fois, un discours. Heureusement, pour échapper à la morosité de ce quotidien logorrhéique, Debré se réserve des instants de franche rigolade. Ainsi, le 21 juin, il n’hésite pas « à composer un menu (…) : sonate de tomates et de langoustines, concerto de rougets et fleurs de courgettes, symphonie de sorbets. Un peu d’humour dans un palais de la République peut faire du bien ».
Le temps de l’office passé, l’homme mène une vie ordinaire : « Par leur simplicité, la qualité de l’accueil, (…) les dîners chez François et Maryvonne Pinault sont des moments exceptionnels ». Il ne craint pas de délaisser l’aile Montpensier du Palais-Royal et l’univers étouffant de la politique pour aller à la rencontre du peuple : « Je fais les courses avec Marie-Victoire et Lila-Marianne au marché « bio » du boulevard Raspail. Je croise Bernard Cazeneuve (…). Un peu plus loin c’est l’écolo Yves Cochet… ».
Assez vite, comme aurait dit son mentor, le livre fait pschitt. À l’image de ce souvenir qui revient au diariste à l’occasion d’un hommage officiel rendu à l’œuvre paternelle. La scène a lieu dans la propriété familiale, en Touraine. Michel Debré, étendu sur la terrasse, contemple la vallée de la Loire, « immergé dans ses songes ». Il « savoure en silence les offrandes de cette nature qui a traversé les siècles ». L’auteur s’assied discrètement à ses côtés. « Au bout d’un moment, il se tourne vers moi, le regard fatigué, miné par la maladie et la souffrance. » Quelle vérité profonde, quel secret intime s’apprête à lui délivrer l’ancien ministre du Général ? Que tout bien pesé Proudhon avait raison, la propriété c’est le vol ? Que Jean-Louis est en vérité l’enfant naturel de Peyrefitte ? Non. « La France a besoin d’un pouvoir et d’un État », énonce avec gravité le grand homme. Le fils a eu raison de s’asseoir.
Lorsque Debré débine, les portraits qu’il modèle de nos responsables politiques restent paresseux et taillés dans une pâte comparable au latex des Guignols de l’info. Sarkozy est « agité », Balladur « hautain et dédaigneux », Fillon « prudent », Villepin « dilettante ». Quant à François Hollande, il « manque de magnétisme ». Cette soumission aux apparences nous ferait presque oublier qu’avec sa silhouette débonnaire de notaire de province, l’auteur fut directeur de cabinet de Papon et ordonna qu’on défonce à coups de hache les portes d’une église afin d’en déloger des indigents.
Longtemps porte-parole du RPR, Jean-Louis Debré semble aujourd’hui le principal ventriloque de Jacques Chirac. Il enregistre au fil des pages les fluctuations de sa santé mentale. L’ancien chef de l’État apparaît parfois lucide : « Francis Huster vient chaleureusement le saluer. (…) Trois fois de suite, il me demande : « Qui est-ce ? » ». Parfois, diminué : « Je lui offre un bol (…) sur lequel il est représenté. Nouvelle marque, chez lui, de satisfaction ».
En connaisseur, Nicolas Sarkozy a jugé le texte de son camarade « écrit avec les pieds ». C’est sans doute exagéré. Disons les doigts gourds. Certaines descriptions laissent poindre une sensibilité poétique qui ne demande qu’à s’épanouir : « J’ai finalement préféré regarder autour de moi les cimes des pins maritimes qui ressemblent à des têtes ébouriffées. » On pourrait appliquer à Debré ce qu’écrivait autrefois Mitterrand de son rival : « Dès qu’il hasarde une image, Giscard d’Estaing trouve ses limites. Mais sa phrase (…) me fait penser à ces cartons perforés qui passent et repassent à l’orgue de Barbarie. Un Mozart de la manivelle. »
Pierre Mondot
En grande surface Pour la petite histoire
juin 2016 | Le Matricule des Anges n°174
| par
Pierre Mondot
Pour la petite histoire
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°174
, juin 2016.