À la fois poète et romancier, Ben Lerner, né en 1979 dans le Kansas, n’a jamais oublié le poème qu’il dut, collégien, choisir et apprendre par cœur pour le réciter en cours. C’était Poésie, de Marianne Moore, dont le premier vers se lit ainsi : « Moi aussi, je la déteste ». C’est cette haine de la poésie qu’il interroge dans cet essai. Quel est ce « genre d’art » qui pose « comme condition de son existence un mépris total » ainsi que le donne à entendre la suite du poème : « Mais en la lisant, avec un total / mépris, on découvre en / elle, somme toute, une place pour l’authentique. »
L’essence de cette haine viendrait de l’écart entre l’impulsion dont naît la poésie – « le désir de s’élever au-dessus de la finitude et de l’histoire – l’humanité faite de violence et de différence – pour atteindre la transcendance ou le divin » – entre donc le poème potentiel ou virtuel et ce qu’il en advient dans le poème réel qui, jamais ne parvient à traduire fidèlement cette impulsion. C’est cet écart entre ce que j’ai l’ambition de faire et ce que je peux faire, c’est ce sentiment d’insuffisance des poèmes qui rend la poésie impossible. Ce que savait déjà le Socrate de Platon, qui rejetait les poètes de sa République parce que les poètes sont des rhétoriciens qui font passer des projections imaginaires pour des vérités, et se contentent d’affabuler au lieu de chercher à découvrir des vérités authentiques. Une attaque que Lerner interprète comme « une défense de la Poésie contre les poèmes » puisque, aux dires de Socrate, « le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poètes ne l’a encore célébré ; aucun ne le célébrera jamais dignement ». Le « problème fatal » de la poésie, ajoute Lerner, ce sont les poèmes – ce qui, soit dit en passant, explique l’admiration des poètes pour ceux d’entre eux qui renoncent à l’écriture.
Les défenseurs de la poésie se référent toujours à son Idée, en ne mentionnant jamais d’exemples de poèmes. Selon Shelley, la poésie « la plus glorieuse » qui puisse être n’est jamais « qu’une ombre affaiblie des conceptions originelles du poète ». Lerner s’amuse à citer de mauvais poèmes, comme ceux d’un certain McGonagall, un poète écossais considéré comme « le pire poète de l’histoire », pour montrer qu’ils permettent de percevoir « une image négative » du Poème idéal. S’attachant ensuite à des poètes reconnus, il montre que ni l’art de l’euphonie chez Keats ni celui de la dissonance chez Dickinson ne leur permet de parvenir à l’Authenticité, une authenticité à laquelle ils ne prétendent d’ailleurs pas. Comme si le poème ne pouvait que mettre en scène l’impossibilité d’atteindre l’image fantasmée du Poème, c’est-à-dire le Poème Authentique. Ce que confirment les mouvements avant-gardistes – futurisme, surréalisme – dont les manifestes prônent la haine de la poésie au profit de l’exploration des possibilités offertes par une langue affranchie de la syntaxe valorisant le son pur et abolissant la catégorie de l’art en tant que telle. Mais leurs poèmes, si inventifs soient-ils sur le plan formel, restent loin de l’idéal défini dans les manifestes.
Parallèlement, et de manière moins convaincante ou plus douteuse, Ben Lerner avance une autre explication à la haine de la poésie. Elle résulterait de l’inaptitude politique des poètes à proposer un idéal « qui puisse nous unir (« nous », ce sont les Américains) dans nos différences ». C’est le rêve d’un poète qui, « en parlant en son nom, parlerait au nom de tous : un ‘’je’’ qui puisse englober les foules ». Un poète qui, comme Whitman dans ses Feuilles d’herbe, célébrerait le peuple américain, rassemblerait le pays dans toutes ses différences grâce à son chant. Une union rêvée par Whitman – « Je suis le poète des esclaves et des maîtres des esclaves » – mais qui n’a jamais eu lieu comme n’a jamais existé un poème ayant su parler au nom de tous.
Un tel enchevêtrement d’exigences se pressent derrière le mot « poésie » que nul poème ne saurait satisfaire. « Haïr les poèmes réels est alors une façon ironique, bien que parfois inconsciente d’exprimer la persistance de l’idée utopique de la Poésie. » Une utopie qui n’empêche pas, bien au contraire, de composer des poèmes car persiste l’espoir qu’ils ménageront une place au Poème Authentique… qui n’adviendra jamais. À l’image de ce phénomène météorologique baptisé « virga » et qui désigne l’eau ou les cristaux de glace s’échappant d’un nuage et s’évaporant avant de toucher le sol. Une pluie ne comblant jamais l’écart entre le ciel et la terre, entre le rêve et la réalité.
Richard Blin
La Haine de la poésie, de Ben Lerner
Traduit de l’américain par Violaine
Huisman, Allia, 96 pages, 7 €
Poésie Impossible poésie
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Richard Blin
L’américain Ben Lerner démontre comment la haine de la poésie et l’amour de la poésie se dissolvent l’un dans l’autre.
Un livre
Impossible poésie
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.