Paru en 2005, Mémorial vient d’être réédité tandis que Destruction récemment paru constitue désormais le dernier des cinq livres par lequel Cécile Wajsbrot conclut tout un cycle consacré à l’art et la création. Dans chacun des deux livres, on y retrouve un style élégamment épuré mais aussi une semblable interrogation sur le temps : la nécessité du récit ainsi que le rôle fondamental de toute élaboration mémorielle au cœur d’un monde social éclaté y sont également explicités. De même, les deux romans offrent au lecteur une narration sur le mode work in progress : Mémorial relate le voyage de la narratrice vers Kielce, ville d’origine de sa famille. Retracé là, cet itinéraire mental s’avère tout aussi fondateur d’un voyage initiatique que d’une prise de conscience. En quête de son histoire familiale, elle se rend sur les traces de ce passé disparu. Dans cette ville polonaise, les Juifs qui y étaient de retour à la fin de la Seconde Guerre mondiale, furent massacrés en juillet 1946 : « Il y avait une pierre en mémoire des victimes du pogrom de l’après-guerre, c’était ainsi qu’ils l’appelaient, quarante-deux corps entassés dans une sorte de fosse commune, quarante-deux esseulés sacrifiés à l’incompréhension des temps. »
À Dominique Dussidour, Cécile Wajsbrot confie dans l’entretien figurant dans Mémorial que ses personnages « ne sont pas des personnages mais des consciences ». Ce sont avec ces consciences que la romancière compose un récit à plusieurs voix, à l’image, précise-t-elle, « de l’alternance récitatif/chant dans un opéra ou un oratorio ». Elle rappelle aussi à quel point l’écoute des créations musicales comme le War Requiem de Britten, la symphonie des chants plaintifs de Gorecki et Voiceless Voice in Hiroshima de Hosokawa a été déterminante lorsqu’elle écrivait Mémorial. Cette manière polyphonique de narrer, donne lieu à une indéniable musicalité. Car c’est là une langue dont la clarté cristalline révèle également à quel point le récit est rythmé par la trame subtile des émotions. On pense parfois au style de Nathalie Sarraute, exploitant les ressorts poétiques du discours. Il arrive alors que la narration donne l’impression de se déployer dans l’instant de son surgissement, jouant à interrompre ou suspendre la continuité du récit. La chape de plomb étouffante de Mémorial s’allège et la présence de ces voix encore proches, se révèle pleinement.
Destruction nous plonge en revanche au cœur même de la catastrophe en train de se produire. Cette fois, le récit nous est rapporté par celle qui témoigne de l’événement. En effet, un nouveau régime politique se met en place et entreprend de faire disparaître toute trace de culture et d’art, autant dire la vie sociale même. Cette dévastation s’en prend non pas directement au corps mais aux esprits, si l’on peut dire : le langage et la pensée sont les cibles principales de cette menace totalitaire. Dès lors, la population organise une résistance. La locutrice en rend compte dans un « blog sonore » dont elle a été chargée. Mais un sentiment d’échec la gagne à tel point que le découragement la mène à renoncer : « Je n’écris plus. Le travail me fuit. (…) Ils ont réussi à détruire la continuité de l’histoire, des histoires, la continuité de la mémoire. » La confession que nous lisons ainsi, nous fait découvrir l’errance de la narratrice qui cherche à fuir Paris et la « lumière noire » quelque peu effrayante qui y règne. De fait, elle s’exile à Berlin. Destruction met donc en scène non pas tant un univers familial et intime, l’intériorité d’une conscience telle celle qui s’exprime magnifiquement dans Mémorial, que tout un pan de l’imaginaire social dont la création littéraire est l’une des expressions ici privilégiée. Élaborant un florilège d’œuvres auquel elle recourt, la narratrice nous guide de la sorte : romans, pièces de théâtre et poèmes donnent lieu à des citations, autant de formulations explicitant le mal qui gagne, cette mort lente de toute vie spirituelle. Cet espace mémoriel devient le lieu de la survie, un lieu bel et bien dynamique, car il oppose à la destruction ambiante la possibilité d’y d’échapper.
C’est donc un roman sombre et tout à la fois lucide. À la manière de la conteuse, Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, la narratrice de Destruction nous entraîne dans un combat contre l’obscurité, repoussant celle-ci par ses mots, et nous dit-elle finalement, « Je ne vais plus parler qu’à travers d’autres voix. » Car, si le ciel de Destruction s’est obscurci et refermé, et qu’il est ici convoqué comme un désastre, la noirceur de la fable qui nous est exposée, n’annihile pas tout espoir « que dans cette nuit durable, le jour symbolique reviendra ».
Emmanuelle Rodrigues
Destruction et Mémorial,
de Cécile Wajsbrot
Le Bruit du temps, 224 et 176 pages,
19 et 8 €
Domaine français Généalogie du mal
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Emmanuelle Rodrigues
Deux magnifiques romans de Cécile Wajsbrot nous donnent à lire le passage du temps et des générations, glorifiant ainsi la littérature comme œuvre de résistance.
Des livres
Généalogie du mal
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.