Un bain de Cioran de temps en temps, ça fait du bien. Deux recueils inédits, écrits en roumain, à Paris, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, juste avant qu’il n’adopte la langue française comme une patrie, nous en offre une nouvelle occasion. En 1945, Emil Cioran a 34 ans et vit à Paris depuis 1937, « moisissant glorieusement dans le Quartier latin », comme il l’écrit dans une lettre. Depuis Sur les cimes du désespoir (1934), son premier ouvrage en Roumanie, il n’a cessé de noircir des milliers de pages – son œuvre en roumain, qui s’étend sur une quinzaine d’années, est aussi importante que l’œuvre en français qui couvre quatre décennies. Mais avec la guerre, qui a emporté avec elle les opinions politiques du jeune prodige de Bucarest, notre homme s’est enfoncé dans l’exil et rumine son échec. Sa vocation philosophique envolée, amer et torturé par une insomnie maladive qui le condamne à affronter jour et nuit la sensation de sa propre existence, il sombre dans le scepticisme et entame une traversée du néant dont il tient en quelque sorte la chronique en notant les pensées qui l’obsèdent, celles que l’on retrouve dans Divagations et Fenêtre sur le Rien, les deux recueils aujourd’hui publiés.
Relevant d’une écriture éclatée, fragmentée, aussi radicale qu’urgente, ces textes témoignent d’un fort désir de se délester. Cioran a besoin « d’apaiser sa rancœur dans l’instant de l’écriture », dit Nicolas Cavaillès, qui a édité ses Œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, et qui est le traducteur de ces inédits. Aveux intimes – « Je suis un triste n’importe quoi. » –, sentences, obsessions personnelles, exercices d’insoumission – « Ne pas partager les illusions de la tribu, ni les préjugés de la nation, ni les fascinations de l’homme, être une pierre pensante. » –, ces deux livres contiennent virtuellement tout ce qu’il écrira par la suite, à commencer par son Précis de décomposition (1949). Tous les thèmes de ce qu’il affinera dans l’œuvre française sont déjà présents : l’inconvénient d’être né – qui deviendra un titre en 1973 –, la chute dans le temps, la vacuité, la tyrannie de l’ennui – « une sensation de baignade dans le pus cosmique. » –, la mort, le mal, qui « assujettit tout ce qui vit selon la même loi de précarité ».
Dans ces livres nés d’une violence intérieure qui devait trouver l’exutoire des mots, Cioran déverse par fragments (le seul genre compatible avec ses humeurs et avec les contradictions qui en découlent) le trop-plein de sa souffrance d’exister. Dénonçant cette « vertu d’esclave » qu’est l’espoir enfanté par l’illusion, il lui oppose le sourire amer et désenchanté de la lucidité. Celle qui permet de constater « l’extravagance » du fait d’exister. « Être est un miracle qui annule l’esprit. Comment est-il possible que nous existions ? » Être est « une autodestruction sans issue ». L’accident qu’est la vie n’est qu’une inutile digression qui ramène à son point initial. La vie, qui est « l’éphémère même » n’est possible que par la négation de l’idée d’éphémère, ce qui fait que le dernier des mortels « se croit immortel, en son for intérieur, et vit comme s’il n’allait pas mourir ». C’est ce côté tragique de l’existence, c’est le mal d’être homme que Cioran ne cesse de dévisager. Pratiquant la lucidité comme une mystique sans absolu, il fait de son inaptitude à croire, la source d’une clairvoyance qui débouche sur des vérités irrespirables, sur l’écartèlement entre l’horreur d’être et l’attachement à l’être, le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien. « Création et destruction sont les différentes directions d’une même substance qui s’affirme en s’effilochant. »
Sur un ton à la fois farouche et roboratif, Cioran dénonce l’impuissance de l’homme à vivre sans idoles, sans culte, « sans l’aveuglement de l’adoration », qu’il s’agisse de Dieu ou de ses succédanés, « l’État ou la civilisation, l’autorité ou le progrès ; une nation, une classe ou bien un individu ou le paradis terrestre ». Quant à lui, entre être dupe ou périr, se suicider ou composer avec l’inessentiel, il lui reste l’amour, « l’unique illusion par laquelle nous infirmions la vacuité tout en sachant qu’en fin de compte, cette dernière l’emportera », et la musique, « la seule création humaine qui inspire une sensation d’absolu ». Il sombrera voluptueusement dans « l’étreinte infinie du vide », et finira par se réfugier dans la réalité verbale du style, faisant de l’éloquence de la hargne, une véritable esthétique.
Richard Blin
Emil Cioran, Fenêtre sur le Rien, 250 p., 13,50 € et Divagations, 144 p., 12,50 €, traduits du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard/Arcades
Histoire littéraire À colin-maillard au-dessus de l’abîme
Avec la publication de deux recueils inédits, c’est un Cioran (1911-1995) hanté par la tentation de l’absolu autant que par celle de l’inexistence que l’on découvre. L’état brut de ce qu’il affinera dans la suite de son œuvre.