Cent ans après sa mort, Victor Segalen (1878-1919) continue d’intriguer et d’inspirer. Par-delà la permanente actualité de la parole du poète d’Équipée, c’est la part d’insaisissable propre à l’homme qui fascine. Devenu marin et médecin bien qu’il n’aimât pas la médecine et qu’il souffrît du mal de mer, ce Breton frêle et rêveur ne fut que paradoxes. Esthète et aventurier, archéologue et anthropologue, marcheur et cavalier, romancier se méfiant terriblement de la littérature, il fit de sa vie une alternance de départs et de retours. De Tahiti à Pékin, des pistes d’Asie à la forêt d’Huelgoat où il vint mourir à 41 ans, il n’aura cessé d’arpenter des mondes en train de s’effondrer, celui des Maoris qui, gangrenés par le « progrès » occidental, ont renié leurs dieux, leurs rites et leur art de vivre ancestral – il leur rendra hommage dans Les Immémoriaux (1907), véritable requiem pour un peuple oublieux de sa culture et de son passé – et celui des derniers jours de la Chine impériale, avec la mort de « l’une des plus admirables fictions du monde : l’Empereur, Fils du Ciel ». En prenant comme fil conducteur la Grande Diagonale que Segalen avait tracée entre Pékin et Lhassa lorsqu’il préparait son deuxième voyage en Chine (1914), David Collin nous invite à le suivre vers et avec Segalen, dans un parcours qui est aussi une traversée singulière de la vie et de l’œuvre de ce dernier.
Ni essai ni roman, ce livre dont il n’a cessé de repousser l’écriture, et qu’il n’a pu commencer qu’à l’âge de la mort de Segalen, se présente comme un récit labyrinthique qui – à partir de la somptueuse surprise que fut la lecture de l’Essai sur l’exotisme, de Briques et tuiles et des Origines de la statuaire de Chine (Fata Morgana) – dit combien cette œuvre et son auteur hantent de leur présence les lignes de son propre chemin d’écriture. Approche spiralée de « Victor », devenu peu à peu « extrêmement proche et familier », éloge de l’en-aller et de la marche, ce livre est une réflexion diagonale qui tente de réfléchir l’alliance de lucidité visionnaire et de rêverie d’un Segalen en marche vers lui-même, se confrontant à l’inconnu, aux blancs de la carte, et cheminant vers le centre introuvable de l’Empire de soi, ce « lieu impossible à cartographier et qui se découvre quand on ne l’attend plus ».
Car Segalen avait conscience qu’il recherchait la vision de sa Chine imaginaire, façonnée d’échos et de désirs, d’effrois et d’attirances. Équipée, la traduction littérale de la grande expédition de 1914, est un carnet de route de l’imaginaire au sein du pays du réel. Territoire aussi mental que géographique, la Chine est l’Autre fondamental, la figure de l’imaginaire absolu, la source d’un infini dialogue entre le visible et l’invisible. « Segalen écrivait d’un lieu situé au plus intime de lui-même, en lui. Un lieu secret et sensible, ouvert sur l’infini, vers le non limité, dans une perpétuelle méditation sensorielle. » Il aura passé sa vie à cheminer à travers une géographie de l’âme, transmutant un voyage au loin en un voyage au fond de soi sur fond de corps-à-corps rapide et impitoyable entre l’imaginaire et le réel.
Dans son récit constitué d’ellipses et de fragments, de mises en correspondance de coïncidences et de parentés mémorielles, c’est à l’impossibilité de saisir l’essence du voyage que se heurte David Collin. Un livre qui pointe le besoin d’inaccessible et d’indéfini qui s’inscrit en filigrane de toute pérégrination, et qui dit la nécessité du détour pour éclairer les arcanes de notre monde intérieur ou pour tenter d’approcher de ce point d’où toutes les contradictions s’évanouiraient dans la pure lumière de l’être.
Richard Blin
La Grande Diagonale, de David Collin
Hippocampe, 138 pages, 13 €
Histoire littéraire Par monts et par mots
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Richard Blin
En choisissant de marcher dans les pas de Segalen, et de s’y perdre, c’est aussi vers lui-même que voyage David Collin.
Un livre
Par monts et par mots
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.