Musicien ayant travaillé sur les origines de la musi-que et auteur d’une théorie visant à expliquer la naissance de l’expression rythmique primordiale « par le souci d’imiter la marche des animaux ou le chant des oiseaux » (théorie dite du « mimétisme magico-rythmique »), le narrateur est envoyé en mission dans la forêt vierge pour y chercher des instruments de musique primitifs. Comme sa femme (Ruth) se trouve alors embarquée dans une tournée avec sa troupe de théâtre, il décide de réaliser ce voyage avec Mouche, sa maîtresse attitrée depuis quelque temps. Direction des lieux nés de l’imagination de l’auteur (1904-1980), mais situés autour de l’Orénoque, donc quelque part entre le Vénézuela et la Colombie.
Après avoir fait escale dans une ville assiégée et avoir été hébergés par une artiste peintre, les voici enfin en route pour la forêt amazonienne. Pendant le trajet en autobus, le narrateur rencontre Rosario, une femme indienne qui traverse tout le pays pour apporter à son père très malade « une image des Quatorze Saints Auxiliaires tant vénérés dans sa famille ». Le coup de foudre est à la hauteur du choc culturel : du jour au lendemain, il se surprend à la désirer « avec une ardeur oubliée depuis l’adolescence ». Forcément, la présence de Mouche se fait plus pesante, mais un hasard romanesque l’afflige à point nommé d’une bonne crise de paludisme, laquelle la contraint à rebrousser chemin. Le narrateur poursuit donc l’aventure sans elle, mais en compagnie d’un capucin, d’un Grec chercheur d’or et de diamants, de l’Adelantado, qui prétend avoir fondé une ville, et bien sûr de Rosario, dont il ne tarde pas à découvrir le corps.
Il lui suffit de quelques jours dans la forêt pour décider de ne jamais retourner « là-bas » et entrevoir la possibilité d’un changement radical de vie : « Je vais me soustraire au destin de Sisyphe que le monde d’où je viens m’a imposé ». La parenthèse ne dure hélas qu’un mois et demi, pour lui six « immenses semaines » durant lesquelles il tente de s’adapter, d’oublier l’univers artistique qui était le sien, et de renoncer à presque tout, sauf au papier et à l’encre, qui lui font cruellement défaut, surtout quand il entreprend de composer un thrène.
Inquiète de sa longue absence, Ruth le fait rechercher. Des pilotes le retrouvent par hasard et le ramènent au domicile conjugal. S’il accepte d’être rapatrié, c’est d’une part pour honorer la mission qu’on lui a confiée, mais surtout pour mieux pouvoir revenir auprès de Rosario, une fois débarrassé des liens qui l’unissent toujours à sa femme.
Six mois plus tard (Ruth a volontairement fait traîner les choses), il est de retour, mais en six mois la forêt et le fleuve ont changé, déplaçant ou effaçant les repères qui lui permettraient de retrouver ceux qu’il a quittés. Pendant son absence, il n’y a pas que la forêt qui ait changé : Rosario est devenue la femme de Marc, le fils de l’Adelantado, et elle attend un enfant…
C’est en ethnographe que le narrateur nous présente son histoire, le plus souvent sous la forme d’un journal, où il s’applique à noter ce que ses yeux d’étranger découvrent dans cet univers plein de légendes et de mythes, ce « pêle-mêle éternel des apparences et des simulacres » qu’est la forêt vierge. Elle a beau être « le domaine du mensonge, du piège, du faux-semblant », les gens y vivent en se satisfaisant du présent, « sans traîner le passé » derrière eux et « sans penser au lendemain ».
Il a certes beaucoup perdu (femme, maîtresse, et même profession), mais ce cadre a stimulé son cerveau, lui donnant de nombreux sujets de méditation, lui offrant « des formes d’art, de poésie, des mythes » bien plus capables de lui faire « comprendre l’homme que des centaines de livres écrits dans les bibliothèques par des hommes qui se vantent de connaître l’Homme ».
Publié en 1953, Le Partage des eaux est un roman initiatique en négatif : au fil des pages, tel un Job des temps modernes, le narrateur perd tout ce qui faisait la richesse de sa vie passée, allant jusqu’à abandonner sa vision du monde ainsi que sa perception du temps (étapes sine qua non pour une éventuelle renaissance). Mais il est surtout un roman symphonique, fait semble-t-il d’une seule et même phrase, ample, majestueuse, luxuriante, foisonnante d’images, toujours portée par le même souffle puissant, d’une densité qui rappelle l’univers qu’elle évoque, et dont inlassablement elle s’emploie à dire la magie. Une phrase baroque, faite pour hypnotiser le lecteur, le soustraire à son présent, et l’entraîner dans l’envoûtante beauté de la langue d’Alejo Carpentier. Sa lecture vaut à elle seule un voyage.
Didier Garcia
Le Partage des eaux
Alejo Carpentier, traduit de l’espagnol (Cuba) par René L. F. Durand
Folio, 384 pages, 8,50 €
Intemporels L’appel de la forêt
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Didier Garcia
Entre roman initiatique et récit de voyage, Le Partage des eaux du Cubain Alejo Carpentier a la beauté d’un chant baroque.
Un livre
L’appel de la forêt
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.