Personne, ou presque, ne le sait mais Jean-Luc Peurot est l’un des rares et des plus inspirés quêteurs du royaume des sortilèges amoureux. Auteur de six recueils de poésie et de deux remarquables essais – Tombeau du marquis de Sade (Champion, 2012) et La Nuit de Charles B*** : Sade, Lely, Baudelaire (Champion, 2014) –, il nous donne aujourd’hui, avec Laure, que le désir encerne, une suite de cent quatre poèmes formant des cycles en arabesque autour de la femme, de son corps et de ses ouvertures qui sont autant de points de cristallisation et de condensation du désir.
Ce désir, il est un nom qui le porte, l’incarne, l’exalte : Laure. Un nom prédestiné à inspirer un poète, à commencer par Pétrarque dont le Canzoniere fait entendre la passion désespérée qu’il éprouva pour Laure de Noves, rencontrée dans la gloire de son corps juvénile, le 6 avril 1327 dans l’église Sainte-Claire d’Avignon. Un amour impossible – elle est déjà l’épouse de Hughes de Sade, l’ancêtre du Marquis – qu’il sublimera en vouant à Laure un culte, et en l’élevant au rang d’un mythe.
Cette Laure, l’aïeule de D.A.F. de Sade – qui rêvait d’elle, la nuit, au fond de sa cellule du donjon de Vincennes, en lisant La Vie de Pétrarque : « Elle me tourne la tête ; j’en suis comme un enfant (…) et la nuit j’en songe » –, cette Laure donc, devenue une dénomination métonymique du désir, fait écho à une autre Laure, née Colette Peignot (1905-1938), l’auteure des Écrits, qui fut la compagne de Georges Bataille et qui vécut écartelée entre l’infâme et le sublime. Elle avait choisi pour se dépeindre « le prénom émouvant de “Laure”, émeraude médiévale alliant à son incandescence un peu chatte une suavité vaguement paroissiale de bâton d’angélique » (Michel Leiris). Ces deux Laure, Jean-Luc Peurot les superpose poétiquement : « Leurs figures, conjointes, s’inscrivent en un seul mythe – icône à double face. »
Une Laure en deux, dont il fait l’Image et l’Incarnation d’un désir qui va jusqu’à saturer le temps, l’espace et l’esprit. Tout devient érogène : la géographie, les lieux, les livres, le papier, les chiffres. L’or qu’il quête, c’est « Laure du temps », une valeur inaltérable, une icône dont il s’agit de maintenir vivante la lumière et toute la matière des émotions. D’où des poèmes – des sonnets, des dizains, des tombeaux, des ex-voto, des lettres – qui sont autant d’amoureuses allégeances, d’envies rémanentes d’amour, d’« émois en diagonale », d’« essais d’accouplement », de « scansions à débonder à décliner à dépenser au long cours ». Des hardiesses, des impudences, un sens du détail, un goût des gradations, qui démultiplient Laure en possibles du désir. « Te déflorer / nouer la faïence à l’étoffe // effet comminatoire du tonnerre // scandale / cœur à satiété ouvert en perspective ».
Poèmes qui exhibent leur nudité sonore, déplacent l’aura de l’éros, cherchent l’à-vif, multiplient les ellipses, les syncopes, les effets de dissymétrie, le recours à des tours plus ou moins précieux. Car c’est aussi le corps de l’écriture que Jean-Luc Peurot met à nu, « la descente inquisitrice – une basse continue vers cette / fourrure-scissure, vers cette Laponie – hostie singulière ».
C’est de cette vérité que relève sa poésie, qui est dislocation, acuité, vitesse et expérience intérieure. Mode de sentir, elle aboute des fragments de sensations qui jamais ne bâtissent une demeure, elle fait miroiter des trajets qui s’esquissent et se ferment comme dans un labyrinthe, « Lent murmure de louve / saccades invisibles sous les ors // les sévères chaos du ventre / où les traits des pupilles saignent // doigts foulés jusqu’au bord des cris // les rémiges du désir attisant les larmes / au fur & à mesure des gifles d’aisselles ».
Éros de la désirance, des immaculées déceptions, de l’instinct en effervescence comme du plaisir quand il marie la douleur et l’angoisse. Écriture au présent des inventions du désir, d’une pensée hantée par une Laure qui n’a d’existence que paroxystique. Au point que, dans la nudité de Laure sont encloses toutes les femmes que l’histoire et la vie ont livré, livrent, à nos étreintes magiques. Ces éclats d’un paradis épars, ces effets d’accroissement de réalité par irréalité, il faut savoir les lire dans ces poèmes. Car là aussi est leur vertu, celle d’inviter le lecteur à des cheminements non frayés, à une forme de complicité qui, loin du sens appris de la lecture conformiste, entraîne vers d’autres états du sens tout en enluminant de ferveur la nudité d’une Laure élevée au rang d’alchimique prêtresse de l’amour. Richard Blin
Laure, que le désir encerne
Jean-Luc Peurot
Tarabuste, 168 pages, 15 €
Poésie Nue sous la langue
octobre 2020 | Le Matricule des Anges n°217
| par
Richard Blin
Orchestration baroque de la sainte fleur du désir, la rhétorique impertinente de Jean-Luc Peurot règle des fascinations, rythme des durées, décline et dénude le nom et le corps de Laure.
Un livre
Nue sous la langue
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°217
, octobre 2020.