Blue box
Barbara Köhler a fondé son approche de la création poétique sur une conception élargie de celle-ci. Par le biais d’une critique du langage susceptible de reproduire l’aliénation à l’œuvre au sein de la société, elle met en avant une fonction autre de l’art : s’orienter vers une échappée, celle d’un ailleurs que le langage permet d’entrevoir si ce n’est de signifier. Née en 1959, en RDA, à Bürgstädt, un village de la Saxe, elle deviendra ouvrière spécialisée, puis aide-soignante avant de travailler comme éclairagiste au théâtre de Karl-Marx-Stadt. À Leipzig, elle se formera à l’Institut für Literatur Johannes Becher. Deutsches Roulette, son premier recueil paraît après la réunification en 1991. En 1994, elle s’installe dans la Ruhr jusqu’à son décès en janvier 2021. Publié en 1995, Blue Box constitue son deuxième livre, la critique y relève une dimension féministe, et comme le souligne le traducteur Laurent Cassagnau, poétologique. Traductrice de Gertrude Stein, d’Elizabeth Bishop et de Samuel Beckett, sa création s’accomplit à travers des textes, photographies et installations. Ses poèmes s’approchent de ce que Thomas Kling nomme des « installations verbales ». Selon Laurent Cassagnau, Barbara Köhler met constamment en jeu « des significations sensiblement différentes ou même contradictoires entre elles. » En lisant Blue Box, on y perçoit d’emblée l’aspect dialogique de son écriture. S’entend ici une « voix qui se donne à la langue/ corps sonores pris au mot me poussent/ des mains pour comprendre conjurer quand/ je tiens parole elle me revient à ta/ rencontre ça va et vient entre nous/ le discours le silence un espace, calme. »
Blue Box explicite cette recherche constante d’un rapport au langage qui déconstruit le discours : le sens en devient multiple et autre. L’assignation d’une limite à toute parole est questionnée, car il reste à parler « avec la langue » qui « parfois/ répond. Parfois aussi, c’est quelqu’un d’autre qui répond. » Comme l’autrice le déclare dans Meubles : « Se défier de tout ce qui est fiable,/ les phrases utilisées, taire/ ce qui a été dit jusqu’à ce que ça marche,/ que ça marche jusqu’aux choses/ qui sont dans la pièce, immobiles :/ la table/ les deux chaises/ le lit./ Sortir, fermer la porte, laisser/ les choses être elles-mêmes,/ te revenir. »
Blue Box comprend également Le Voyage au centre du discours (leçon inaugurale), que la poétesse prononça en 2012 à l’université Friedrich-Wilhelm de Bonn. D’une manière remarquable, Barbara Köhler expose son propos en se fondant sur trois textes, l’Illiade d’Homère, Rapport à une Académie de Franz Kafka, Malina d’Ingeborg Bachmann. Elle revient à cette question cruciale d’une langue menacée « de simplification, d’unification, d’exclusion et d’anéantissement », où toute plurivocité cesserait. Ironisant sur sa présence dans un lieu de savoir, elle expose la nécessité pour l’écrivain de ne pas se conformer à un langage qui n’est pas le sien, sa raison d’être étant de manier la langue de façon à demeurer attentif à cet instant décisif, « turning point », où une ouverture possible vers l’imaginaire se laisse entrevoir. En se référant à Malina, Barbara Köhler aborde avec beaucoup d’habileté la question du genre et l’emploi du pronom personnel SIE, en allemand : « le singulier et le pluriel interfèrent : dans un couple (Sie, pluriel) constitué d’un JE féminin (Sie, singulier) et d’un personnage masculin qui porte le nom de Malina. » La romancière, écrit-elle, « amène SIE à la langue : un JE féminin-un Je qui ne se comprend pas de lui-Même, mais qui se comprend en tant qu’autre. » Voilà bien redéfini le terme de « poiesis », « un Ici : une présence » !
Emmanuelle Rodrigues
Blue Box
Barbara Köhler
Traduction de l’allemand, notes et postface de Laurent Cassagnau,
Éditions L’Extrême contemporain, 100 pages, 15 €