Peut-être que nous aurions dû, au Matricule, consacrer plus d’attention que nous ne l’avons fait à Philippe Rahmy, décédé en 2017, à l’âge de 52 ans. Dans nos pages, nous n’avons parlé que de deux des livres (Mouvement par la fin, en 2005, puis Pardon pour l’Amérique, en 2018) parmi la douzaine qu’a publiée (Allegra, Béton armé, Demeure le corps, Monarques…) l’écrivain suisse, égyptologue de formation et membre-fondateur de la plateforme littéraire Remue.net. La publication simultanée de deux ouvrages, l’un de lui réunissant des écrits de voyage (chroniques et correspondances) et l’autre sur lui, sous la forme d’un essai biographique, nous donne l’occasion d’une séance de rattrapage. Agrémenté de photos et de documents inédits issus des archives personnelles de Rahmy auxquelles a eu accès son compatriote Lou Lepori, l’essai tente de « comprendre comment l’intuition, l’imagination, les rencontres et les voyages tricotent un agencement identitaire, qui se transforme en œuvre littéraire ». Son titre – Le Voyageur de cristal – fait évidemment référence à la maladie congénitale de Rahmy qui était atteint d’ostéogénèse imparfaite. Ce qui rendait son corps « affreusement fragile » – comme du cristal. « Je suis né le corps fracturé », écrit Rahmy à l’un de ses nombreux correspondants : « mon corps (est) bancal », dira-t-il encore à Lou Lepori.
C’est donc avec ce corps que doit composer un Philippe Rahmy qui entend précisément ne pas être réduit à cette condition physique amoindrie. « Son œuvre livre bataille dans le corps malade. Le voyage y est à la fois une réalité courageusement vécue et un défi littéraire, un choix de vie radical », pose à raison Lepori. À partir de 2010, Rahmy, fort d’une volonté inconcevable pour tout parfait valide ou sédentaire endurci, n’aura de cesse de commander la mise en mouvement de son corps, elle-même déclenchant l’acte d’écrire. Les années suivantes, on le verra notamment au Mexique, en Chine, aux États-Unis ou en Israël. Dans certains cas il fait même preuve d’inconscience, si on pense à ce séjour écourté, avec rapatriement sanitaire à la clé, au Botswana… « Explorateur de lui-même et du monde tel qu’il apparaît de son point de vue », voilà comment le voit Denis Lavant, le comédien qui a joué sur scène certains des textes de l’intéressé et qui signe la préface d’Où je me rêve, le recueil posthume des récits de voyage de notre globe-trotter opiniâtre. En partie constitué d’inédits, édité par Françoise de Maulde en collaboration étroite avec Tanja Rahmy, la compagne de l’écrivain, cet ensemble le montre « tel un Montaigne malicieux et perspicace » (Lavant à nouveau), liant toujours l’expérience du voyage à celle de l’écriture, l’une l’autre se suscitant, se nourrissant dans ce réceptacle qu’est le corps entravé de Rahmy.
Dans un courriel adressé depuis Tel-Aviv, il dit à l’écrivaine Dominique Dussidour, à propos d’un projet de texte, vouloir « écrire un territoire de phrases » ; « Mes phrases sont ma pelle et ma pioche » image-t-il. Toutes formulations qui font sens pour l’ensemble du travail de Rahmy qui ne se contente jamais de restituer des impressions de voyage, des choses vues ; lui creuse le matériau langagier, explore sa situation d’étranger, interroge son identité. Où qu’il se trouve, plus ou moins loin de son Jura suisse natal, il se laisse pénétrer par ce qu’on pourrait appeler l’appel de la fiction. À partir d’une atmosphère, d’une silhouette, ses écrits divers et variés, condensés ou foisonnants, donnent à voir une prose narrative suractive. Tout en densité et en intensité imaginative. Son style n’est pas celui, plus classique, de ses devanciers compatriotes itinérants, une Schwarzenbach ou un Bouvier ; c’est une langue pulsée que la sienne, énergique, proliférante, à travers laquelle il convoque l’imagination autant qu’il se réinvente en tant qu’homme : « Les mots sont devenus mes bras et mes jambes, ainsi qu’une clé d’accès au monde extérieur ; mon écriture m’offre un second corps », dira-t-il dans une interview. La parole pour dépasser les contraintes physiques. La parole pour déplacer les fondements de son identité.
Anthony Dufraisse
Où je me rêve
Philippe Rahmy
Éditions d’en bas, 162 pages, 16 €
Philippe Rahmy, le voyageur de cristal
Lou Lepori
Double Ligne, 179 pages, 19 €
Domaine français Voyager à corps perdu
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Anthony Dufraisse
Deux livres paraissent simultanément qui font revivre le trop tôt disparu Philippe Rahmy, l’écrivain suisse bourlingueur.
Des livres
Voyager à corps perdu
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.