Lorsqu’il a une trentaine d’années, Fritz Angst apprend qu’il a un cancer ; il commence à écrire en 1976 et meurt la même année, un jour après qu’on lui a annoncé la publication de son texte. Ce dernier – des « mémoires » selon Gallimard – est certes à la première personne et autobiographique, mais à aucun moment il ne nomme quiconque de son entourage, ni d’autres lieux que la « rive dorée » de Zurich, nimbée d’irréalité, ni même lui. L’auteur va mourir, il le pressent, et il veut non pas tenir un journal, mais écrire un texte. Sa pulsion est littéraire, son nom d’auteur un pseudonyme, et sa voix celle d’un narrateur. Une voix de cristal, coupante, quasi insoutenable par sa proximité avec la mort et par l’élégante placidité avec laquelle le mourant appréhende son inéluctable fin : celle-ci serait « logique » et « méritée », puisque son existence a été condamnée par son éducation. À la faveur de la maladie annoncée d’emblée et conçue comme la vérité qui éclate, un homme se fait anthropologue et archéologue pour révéler la nature mortifère de son propre terrain. Voici « le récit d’une névrose », l’histoire psychique d’un cancer, l’expression d’une « volonté de survivre », autant que d’un « non »…
« Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. » Irrémédiable, la première phrase pose le constat d’un gouffre entre l’être et le paraître. En trois chapitres inégaux en taille, procédant par ressassement, parfois avec méthode, parfois en désordre, Mars présente les causes de cet écartèlement. Quelques vagues anecdotes de son enfance et adolescence, sans souci de chronologie, servent à montrer la présence du mal à chaque degré, dans chaque fibre d’une éducation faite de tabous. Ses parents, et par extension lui-même (il dit « nous »), se protégeant par l’emploi de mots comme « compliqué » et « pas comparables », fuient le moindre jugement, répriment le moindre élan de sincérité, acquiescent à tout et espèrent l’harmonie. De ce conformisme naît un « espace irréel et glacé » dans lequel le narrateur n’est qu’un « objet », en orbite autour de sa propre vie, sans adhérer jamais à cette planète morte. Plus grave symptôme selon lui de son état, son incapacité à être attiré sexuellement par quiconque, faisant de lui un Martien, « c’est moi qui n’avais pas lieu ».
In extremis, c’est le corps du narrateur – personnage en soi – qui sonne l’alarme et donne ainsi l’occasion à l’âme en sursis d’au moins comprendre son destin. Dans une union ultime, la partie encore saine du corps représente ce qui, de l’âme, aurait résisté aux assauts de son milieu. C’est ce territoire assiégé qui s’explique ici, avec la grâce du geste gratuit lorsqu’il est trop tard. Le narrateur puise une dignité bien kantienne – et même une forme de bonheur proclamé – dans le fait de se servir de son entendement pour n’être plus l’esclave de sa condition. Olivier Le Lay accentue cet aspect-là, rationnel, presque scientifique, s’appuyant sur un vocabulaire de démonstration, comme s’il voulait l’éloigner de la littérature. Ce choix le distingue de la traduction de 1979 de Gilberte Lambrichs, plus nébuleuse et passionnée. Et en effet, Fritz Zorn ne s’accroche-t-il pas à ses raisonnements comme si c’était la vie même, avec une frénésie qui se dissimule mal derrière une neutralité affichée ? À mesure que la maladie prend, l’écriture s’intensifie, la colère grandit, la lucidité s’emballe jusqu’à la fin du livre et des jours de son auteur.
Fritz Zorn se reconnaît autant dans la rage d’Hamlet contre ses parents que dans la pourriture de son royaume. Aussi son écriture, en plus d’éclaircir le présent, lui sert-elle d’outil de vengeance, de renversement de la vie vécue. À l’envers de l’harmonie assassine, Mars est une débâcle, qui se targue d’affronter le réel le plus brut. Désignant la société bourgeoise du monde occidental comme son bourreau, il se déclare en guerre contre elle et l’exécute déjà au travers d’images dont il semble jouir furieusement : sa mère scalpée vive, le Crédit suisse réduit en miettes… Son extrémisme sans appel, froid mais désespéré, global (il élève son cancer à un symptôme bien plus vaste : « Je suis le déclin de l’Occident ») fait étrangement penser au manifeste féministe de sa contemporaine Valerie Solanas. Comme elle, Fritz Zorn restitue par l’écriture, au présent, un nouvel ordre mondial, en introduisant des binarités inverses à celles existantes, qui lui nuisent : « Dieu est le Mal absolu » et « le diable le Bien ». Des dizaines de formules extraordinaires d’humour et de vivacité jaillissent sur les ruines de son existence. Semblable à Proust écrivant son incapacité à écrire, Zorn déploie avec la plus absolue singularité sa souffrance d’en être dénué.
Feya Dervitsiotis
Mars
Fritz Zorn
Traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Le Lay
Préface de Philippe Lançon,
Gallimard, 320 pages, 22 €
Domaine étranger Tombeau pour soi-même
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Feya Dervitsiotis
Le traducteur Olivier Le Lay prête une vie nouvelle à l’énigmatique Mars du Suisse Fritz Zorn, écrit avec la mort en ligne de mire.
Un livre
Tombeau pour soi-même
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.